Ahmadou Kourouma

Les Soleils des indépendances

Afrique   1968

Genre de texte
roman

Contexte
Une fois libéré, Fama veut retourner à Tobala, le village natal. Malheureusement, celui-ci est situé dans le pays voisin, et la frontière était fermée. Voulant passer quand même, Fama saute sur du pont, mais il est attaqué et mortellement blessé par un caïman sacré. Les gardes frontaliers le ramassent et l’emmènent en ambulance. Il meurt dans l’ambulance, juste avant d’arriver à Togobala.

Comme il est dit à la p. 154 :« Rien n’arrive sans s’annoncer : la pluie avertit par les vents, les ombres et les éclairs, la terre qu’elle va frapper; la mort par les rêves, l’homme qui doit finir. »

Texte témoin
Les Soleils des indépendances. Paris : Seuil (Coll. « Points »), 1995, p. 194-196

Édition originale
Les Soleils des indépendances. Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1968.




Rêve de Fama (5)

Il coule

Lui Fama délirait, rêvassait, mourait. Des cauchemars! Quels cauchemars!

[…] N’as-tu rien entendu, Fama? Tu vas à Togobala, Togobala du Horodougou. Ah! voilà les jours espérés! La bâtardise balayée, la chefferie revenue, le Horodougou t’appartient, ton cortège de prince te suit, t’emporte, ne vois-tu pas? Ton cortège est doré.

-- Non, je ne le veux pas doré.

Donc argenté. Mais attention! qu’est-ce? Fama, ne vois-tu pas les guerriers te cerner? Fama, avec la souplesse et la dignité, avec les pas comptés d’un prince du Horodougou, se porte devant. La cohue des guerriers hurle, se balance sur place et s’immobilise. Lâches! Pleutres! Enfants des Indépendances! Bâtards! vos mères ont fleuri mais n’ont pas accouché d’hommes! Fama seul et cet unique doigt vous trouera, vous mitraillera. La multitude, la cohue poltronne de troupeaux d’hyènes moutonne, grouille, et en masse chante, s’incline et se relève comme le champ de riz en herbe quand balaient les vents. Fama, l’Unique! Le grand! Le fort! Le viril! Le seul possédant du rigide entre les jambes!

Il se réveilla. Deux infirmiers le maîtrisaient sur le brancard. Un autre agitait une seringue. A-t-il été piqué? Fama l’ignorait, mais il voyait à nouveau, entendait à nouveau les pétards, les feux, les secousses, la poussière. Mais pourquoi Fama, qui allait à la puissance, au pouvoir, ne rêvait-il pas de lune? N’est-il pas certain que rêvent toujours de lune ceux qui ont sur leur chemin la grande fortune, le grand honneur? La lune… La lune de Fama… Sa lune! La lune…

Fama sur un coursier blanc qui galope, trotte, sautille et caracole. Il est comblé, il est superbe. Louange au Miséricordieux! Mais Fama se retourne. Son escorte s’est évanouie. Où ont-ils disparu, mes suivants? proteste-t-il. Il est seul, il sent la solitude venir, elle assaille, pénètre dans son nez qui souffle un nuage de fumée, balaie les yeux, répand les larmes, vide le cœur, remplit les oreilles de la nausée jusqu’à ce que pointe et sorte la queue fuyante et le manque, Fama les pourchasse. Soudain un éclair explose, éparpille l’air, le ciel et la terre, et le coursier se cabre au bord du gouffre. Fama tremblote. Une prière. Tout s’arrange doux et calme, la douceur qui glisse, la femme qui console, et l’homme, et la rencontre d’un sous-bois frais et doux, et les sables menus et fins, et tout se fond et coule doucement et calmement, Fama coule, il veut tenter un petit effort.

Fama avait fini, était fini. On en avertit le chef du convoi sanitaire.

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