Carl Gustav Jung

Ma vie

Suisse   1961

Genre de texte
Mémoires

Contexte
Jung associe ce rêve de son enfance au fait qu’il avait aperçu un jésuite venu à sa maison plus tôt dans la journée. L’image du phallus couronné régnant dans les catacombes de sa conscience sera pour Jung une sorte d’antithèse de l’image du Christ. Plus tard, Jung dit de ce rêve qu’il a servi de fondation à «tout ce qui allait remplir la deuxième moitié de ma vie d’orages passionnés».

Notes
Laufen : Six mois après sa naissance, Jung et ses parents quittèrent Kesswil, au bord du lac de Constance, pour aller s’installer au presbytère du château de Laufen qui domine les chutes du Rhin.

Texte original

Texte témoin
Erinnerungen, Träume, Gedanken , Zürich und Stuttgart, 1961,p. 18-19.

Ma vie, souvenirs, rêves et pensées. Traduit de l’allemand par Roland Cahen et Yves Lelay, Paris, Gallimard, 1966, p. 30-31.




Rêve de Jung

Le phallus couronné

A peu près à la même époque — je ne pourrais dire avec une absolue certitude si ce fut avant l’événement que je viens de raconter, — j’eus le premier rêve dont je puisse me souvenir et qui devait me préoccuper toute ma vie durant. J’avais alors trois ou quatre ans.

Le presbytère est situé isolé près du château du Laufen et derrière la ferme du sacristain s’étend une grande prairie. Dans mon rêve, j’étais dans cette prairie. J’y découvris tout à coup un trou sombre, carré, maçonné dans la terre. Je ne l’avais jamais vu auparavant. Curieux, je m’en approchai et regardai au fond. Je vis un escalier de pierre qui s’enfonçait; hésitant et craintif, je descendis. En bas, une porte en plein cintre était fermée d’un rideau vert. Le rideau était grand et lourd, fait d’un tissu ouvragé ou de brocart; je remarquai qu’il avait très riche apparence. Curieux de savoir ce qui pouvait bien être caché derrière, je l’écartai et vis un espace carré d’environ dix mètres de longueur que baignait une lumière crépusculaire. Le plafond, voûté était en pierre et le sol recouvert de dalles. Au milieu de l’entrée jusqu’à une estrade basse, s’étendait un tapis rouge. Un trône d’or se dressait sur l’estrade; il était merveilleusement travaillé. Je n’oserais l’affirmer, mais il était peut-être recouvert d’un coussin rouge. Le siège, véritable trône royal, était splendide, comme dans les contes! Dessus, un objet se dressait, forme gigantesque qui atteignait presque le plafond. D’abord, je pensai à un grand tronc d’arbre. Haut de quatre à cinq mètres, son diamètre était de cinquante à soixante centimètres. Cet objet était étrangement constitué : fait de peau et de chair vivante, il portait à sa partie supérieure une sorte de tête de forme conique, sans visage, sans chevelure. Sur le sommet, un œil unique, immobile, regardait vers le haut.

La pièce était relativement claire, bien qu’il n’y eût ni fenêtre, ni lumière. Mais, au-dessus de la tête brillait une certaine clarté. L’objet ne remuait pas et pourtant j’avais l’impression qu’à chaque instant il pouvait, tel un ver, descendre de son trône et ramper vers moi. J’étais comme paralysé par l’angoisse. A cet instant insupportable, j’entendis soudain la voix de ma mère venant comme de l’extérieur et d’en haut, qui criait : « Oui, regarde-le bien, c’est l’ogre, le mangeur d’hommes! » J’en ressentis une peur infernale et m’éveillai suant d’angoisse. A partir de ce moment j’eus, durant plusieurs soirs, peur de m’endormir : je redoutais d’avoir encore un rêve semblable.

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