Marcel Proust

Du côté de chez Swann

France   1913

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rêve se situe à la toute fin de la deuxième partie du roman, intitulée «Un amour de Swann». Le rêve met un terme à l'histoire d'amour passion que Swann éprouva pour Odette.

Commentaires
Pour Milton Miller, «Ce long rêve de Swann semble répéter les efforts que fit l'auteur lui-même pour renoncer à sa fixation inconsciente à sa mère et s'efforcer d'apaiser ses parents en s'identifiant à sa mère et en aimant son frère Robert. Napoléon III, qui apparaît dans le rêve de Swann, est le père illégitime du capitaine de Borodino, le supérieur de Robert de Saint-Loup» (p. 241)

Il voit «un symbole d'érection dans le nez de Mme Verdurin qui s'allonge et l'apparition de grosses moustaches. Voici la source du refoulement: il ne faut pas exhiber sa nudité à ces images de mère ni regarder l'appareil génital femelle redouté (qui semble impliquer la castration).»(p. 242)

Pour Miller, le jeune homme au fez serait une image du frère qu'il faut aimer dans un mouvement par lequel Marcel tente de s'identifier à la mère: «Nous nous apercevons qu'au fond, les rêves du roman de Proust répètent maintes et maintes fois la manière dont il a traité son principal conflit, en essayant de renoncer à la sexualité pour éviter d'offenser sa mère et en sublimant ses poussées d'amour homosexuel pour les jeunes garçons.» (p. 244) Le même auteur affirme encore: «L'objectif principal du rêve de Swann est l'abandon des tentations sexuelles par le renoncement à Odette» (p. 244) Mais, un peu plus loin, il écrit : «la dynamique principale du rêve de Swann [est la] renonciation à la femme incestueusement aimée en faveur de l'homosexualité.» (p. 245]

Pour Bellemin-Noël, le jeune homme au fez est un double de Swann et se rapporte à la jalousie éprouvée par ce dernier lors du voyage qu'Odette avait fait durant plusieurs mois autour de la Méditerranée, sans que Swann ait été invité.

Texte témoin
Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu : Du côté de chez Swann, Texte établi sous la direction de Jean-Yves Tadié. Paris, Gallimard, collection «Quarto», p. 302-305.

Édition originale
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Grasset, 1913.

Bibliographie
Ce rêve a fait l'objet de multiples analyses, notamment:

Milton MILLER, Nostalgia, traduit en français par Marie Tadié sous le titre Psychanalyse de Proust, Fayard, 1977 [1956].

Jean BELLEMIN-NOËL, «Psychanalyser le rêve de Swann?»,Poétique, 8, 1971, 447-469. Article repris dans Vers l'inconscient du texte, PUF, 1996, p. 66-67.

Michel COLLOT a fait une critique des positions critiques de Bellemin-Noël et de leur évolution depuis «le rêve de Swann» jusqu'à la «Gradiva», en en montrant les forces et les apories: «La textanalyse de Jean Bellemin-Noël», Littérature, 58, 1985, 75-90.




Le grand rêve de Swann

Adieu à la femme jadis aimée

Et de même qu'avant d'embrasser Odette pour la première fois il avait recherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu'elle avait eu si longtemps pour lui et qu'allait transformer le souvenir de ce baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses adieux, pendant qu'elle existait encore, à cette Odette lui inspirant de l'amour, de la jalousie, à cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d'un rêve. Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu'il ne pouvait identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut, tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu'on montait et redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà n'étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissait et il semblait alors qu'une nuit noire allait s'étendre immédiatement. Par moment les vagues sautaient jusqu'au bord et Swann sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis-à-vis d'elle, ainsi que d'être en chemise de nuit. Il espérait qu'à cause de l'obscurité on ne s'en rendait pas compte, mais cependant Mme Verdurin le fixa d'un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se déformer, son nez s'allonger et qu'elle avait de grandes moustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avec des petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se détacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait l'aimer tellement qu'il aurait voulu l'emmener tout de suite. Tout d'un coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit : «Il faut que je m'en aille», elle prenait congé de tout le monde, de la même façon, sans prendre à part Swann, sans lui dire où elle le reverrait le soir ou un autre jour. Il n'osa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de répondre en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son cœur battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses yeux qu'il aimait tant tout à l'heure, écraser ses joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec Mme Verdurin, c'est-à-dire à s'éloigner à chaque pas d'Odette, qui descendait en sens inverse. Au bout d'une seconde, il y eut beaucoup d'heures qu'elle était partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s'était éclipsé un instant après elle. «C'était certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre en bas de la côte mais n'ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des convenances. Elle est sa maîtresse». Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. Swann essaya de le consoler. «Après tout elle a raison», lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant son fez pour qu'il fût plus à son aise. «Je le lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être triste ? C'était bien l'homme qui pouvait la comprendre». Ainsi Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu'il n'avait pu identifier d'abord était aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu'il voyait devant lui coiffé d'un fez.

Quant à Napoléon III, c'est à Forcheville que quelque vague association d'idées, puis une certaine modification dans la physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la Légion d'honneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en réalité, et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve lui représentait et lui rappelait, c'était bien Forcheville. Car, d'images incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des déductions fausses, ayant d'ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu'il se reproduisait par simple division comme certains organismes inférieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le creux d'une main étrangère qu'il croyait serrer et, de sentiments et d'impressions dont il n'avait pas conscience encore, faisait naître comme des péripéties qui, par leur enchaînement logique, amèneraient à point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire pour recevoir son amour ou provoquer son réveil. Une nuit noire se fit tout d'un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se sauvant des maisons en flammes ; Swann entendait le bruit des vagues qui sautaient et son cœur qui, avec la même violence, battait d'anxiété dans sa poitrine. Tout d'un coup ses palpitations de cœur redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée inexplicables; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant : «Venez demander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son camarade, il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C'est eux qui ont mis le feu». C'était son valet de chambre qui venait l'éveiller et lui disait :

— Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de repasser dans une heure.

Mais ces paroles en pénétrant dans les ondes du sommeil où Swann était plongé, n'étaient arrivées jusqu'à sa conscience qu'en subissant cette déviation qui fait qu'au fond de l'eau un rayon paraît un soleil, de même qu'un moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond de ces abîmes une sonorité de tocsin avait enfanté l'épisode de l'incendie. Cependant le décor qu'il avait sous les yeux vola en poussière, il ouvrit les yeux, entendit une dernière fois le bruit d'une des vagues de la mer qui s'éloignait. Il toucha sa joue. Elle était sèche. Et pourtant il se rappelait la sensation de l'eau froide et le goût du sel. Il se leva, s'habilla.

[...]

Mais tandis que, une heure après son réveil, il donnait des indications ai coiffeur pour que sa brosse ne se dérangeât pas en wagon, il repensa à son rêve, il revit, comme il les avait sentis tout près de lui, le teint pâle d'Odette, les joues trop maigres, les traits tirés, les yeux battus, tout ce que — au cours des tendresses successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de l'image première qu'il avait reçue d'elle — il avait cessé de remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans doute, pendant qu'il dormait, sa mémoire en avait été chercher la sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu'il n'était plus malheureux et que baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s'écria en lui-même : «Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre!»

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