Honoré d’ Urfé

L’Astrée

France   1619

Genre de texte
Roman

Contexte
L’histoire se passe au Ve siècle de notre ère dans la région Rhône-Alpes, où des bergers et des bergères se livrent aux découvertes de l’amour.
Alcidon aime Daphnide. Il se met en route pour la cour du roi Euric. En cours de route, il doit se mettre à l’abri près d’une fontaine qui jaillit de la rivière de Sorgues.

Texte original

Texte témoin
L’Astrée, Genève, Slatkine, 1966. Tome III, 3, p. 132-135

Bibliographie
Eglal Henein, La Fontaine de la Vérité d’amour ,, Paris, Klincksieck 1999, p. 91-110.




Vision d’Alcidon

Une fontaine bouillonnante

Cependant que nous parlions ainsi, la pluie se renforça, et parce que je rencontrai la concavité d’un rocher sous lequel on pouvait être à couvert, je lui dis que j’étais d’avis qu’il allât chercher ceux qui m’attendaient, car je ne pouvais plus aller à pied, et que, cependant que je me reposerais, la pluie peut-être passerait, et qu’après, la lune venant à éclairer, elle nous aiderait à trouver le chemin. Or, mon père, je vous raconte ceci, non pas pour servir à notre discours, mais seulement pour vous dire une aventure étrange, et que peut-être jugerez-vous telle quand vous l’aurez ouïe. Lorsque celui qui me guidait fut parti pour faire ce que je lui avais commandé, et que je me vis seul sous ce rocher sauvage, Amour, qui eut pitié de moi, ne voulut pas que longuement je fusse sans lui. Aussi n’y avait-il pas apparence que depuis si peu de temps j’eusse quitté le lieu où il était en sa gloire, et que je n’eusse point de souvenir. Je fus donc incontinent accompagné des douces pensées de Daphnide, et après les avoir quelque temps entretenues, en fin je me mis à chanter tels vers, considérant combien l’absence était l’ennemie de l’amour : sonnet des contentements d’amour peu assurez. Quand on y songe bien, que l’amour est pénible! Que d’une grande peine on tire peu de fruit! Et qu’aux effets d’amour celui n’est guère instruit, qui pense qu’un bonheur y puisse être paisible! Dès le commencement, un désir invincible ne nous laisse en repos ni le jour ni la nuit; incontinent, l’espoir, qui pas à pas le suit, après un vain travail, se trouve être impossible. Toutefois, cet espoir, pour un plus grand tourment, n’abandonne jamais ni n’éloigne l’amant qui s’aide à se tromper, et qui s’y fortifie. Que si, par un hasard, ce bien nous atteignons, par une absence, hélas! Soudain nous l’éloignons. Or, aime, pauvre amant, et sur l’amour te fie!

À peine avais-je fini ces dernières paroles, qu’il me sembla que le temps s’était éclairci, et que la lune, ayant percé les nuages plus épais, éclaira plus belle que je ne l’avais jamais vue. Cela me fit sortir de dessous cette concavité du rocher, où je m’étais mis pour éviter la pluie, et cependant que je regardais du côté d’où je pensais que ceux qui m’accompagnaient dussent venir, j’ouïs la source de la fontaine qui me semblait bouillonner. Je m’en courus incontinent sur le bord, pensant qu’elle s’élèverait ainsi que j’avais ouï dire, et voulant voir cette merveille, je me tins quelque temps un peu reculé du bord. Je vis chose à la vérité étrange à ouïr et difficile à croire : je vis, dis-je, l’eau s’élever par-dessus ses bords, comme si ce n’eut été qu’un seul bouillon, et, étant venue à la hauteur de trois ou quatre pieds, elle se creva tout à coup, et, à même temps, apparut un vieillard de la ceinture en haut, et avec la barbe jusques à l’estomac, et les cheveux longs flottants sur ses épaules, et le long de son visage, qui, tous mouillés, semblaient autant de sources, qui toutes s’assemblaient avec celle qui sortait d’une grande urne qu’il tenait sous le bras gauche. Ce vieillard était couronné d’algue et de joncs, et pour sceptre tenait en la main droite un grand roseau. Cependant que je demeurais étonné de cette vue, je vis que, tout à l’entour de lui, l’onde commençait de se soulever en divers bouillons, et qu’étant presque à sa même hauteur, soudain qu’il les eut touchés, ils se crevèrent comme avait fait le premier, et en même temps se virent autant de naïades autour de lui qu’il y avait eu de bouillons en la fontaine. Toutes, comme lui portant honneur, s’inclinèrent devant lui, et, sans que je les pusse entendre, devisèrent ensemble quelque temps. Et puis, s’étant relevé par-dessus elles, comme en un trône que l’eau même lui faisait, elles vinrent, comme par hommage, lui baiser la main et lui faire un présent. L’une lui présentait un siège couvert de mousse et de limon; l’autre, une guirlande de joncs et de roseaux; une autre, une ceinture d’algue; une autre, un panier de châtaignes cornues. L’une lui offrait un bouquet de fleurs de joncs; l’autre, un filet plein de divers poissons. Bref, il n’y eut une seule qui, pour lui donner quelque preuve de sa bonne volonté, ne lui présentât ce qu’elle avait peu recouvrer le long de ces bords. Après qu’il eut reçu tous ces présents, et que, pour témoigner combien il les avait agréables, il les eut remerciées par divers signes, j’ouïs que, d’une voix haute, et un peu aigre, il dit : divines naïades, à qui les destinées ont ordonné de vivre dans mes eaux, et qui vous plaignez d’être confinées dans ma petite source, au lieu que vous voyez vos soeurs nager à bras étendus dans le large sein du Rhône et de la Durance, cessez vos plaintes, et, avec moi, vous réjouissez de l’avantageuse élection qu’elles ont faite pour nous, puisque encore que l’étendue de notre domination ne soit pas égale en grandeur aux autres, elle les surpasse aussi en tant d’autres privilèges, que nous n’avons point d’occasion d’envier aucuns de nos voisins. Car notre vie est douce et reposée; nul ne vient interrompre notre sommeil ni nos agréables passe-temps; nos rives ne sont jamais ensanglantées d’homicides; jamais nos eaux ne sont troublées par les chutes ni précipices des sales torrents, et jamais nous ne les voyons empunaisies par la puante poix dont reluisent les vaisseaux. Mais ce qui nous doit le plus contenter, voire ce qui nous doit rendre glorieux pardessus tous les plus grands fleuves de l’Europe, c’est, ô mes divines soeurs, l’infaillible promesse que nous avons du destin, et que, depuis peu encore, il m’a reconfirmée avec ces paroles : heureux démon de Sorgas, écoute, me dit-il, ce que je te promets : vingt et neuf siècles gaulois ne seront point plutôt écoulés, que sur tes rives viendra le cygne Florentin, qui, sous ombre d’un laurier, chantera si doucement que, ravissant les hommes et les dieux, il rendra à jamais ton nom célèbre par tout le monde, et te fera surpasser en honneur tous les fleuves qui, comme toi, se dégorgent dans la mer. Il voulait continuer, lorsque oyant quelque bruit, et, comme je crois, apercevant venir ceux qui me cherchaient, je fus tout étonné que lui et toute la troupe, frappant des mains tout à coup dans l’eau, ils la firent rejaillir si haut, que je les perdis de vue, et je demeurai comme endormi, ainsi que me dirent ceux qui me trouvèrent, non pas si près de la fontaine que je pensais être, mais au même lieu où m’avait laissé celui qui les était allé quérir.

- voilà, dit Adamas, véritablement une merveilleuse vision, que je penserais, quant à moi, être un songe, mais non pas de ceux qui viennent ordinairement, car celui-ci sans doute signifie que quelque grand, et remarquable personnage habitera ces solitaires rochers, et rendra ces rives glorieuses par la grande renommée qu’il acquerra, qui se doit juger devoir être très grande, puisque les promesses en sont faites par les destinées, avec des paroles si avantageuses.

- je ne sais, répondit Alcidon, si ce fut un songe; mais il est bien certain qu’il me semblait de veiller.

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