Jean-Jacques Rousseau

La Nouvelle Héloïse

France   1761

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve a lieu dans la troisième partie du roman qui en compte six. Il figure dans la lettre XIII, de Julie à madame d’Orbe.

Julie et son professeur Saint-Preux sont secrètement amoureux. Cependant, les deux amoureux décident de ne plus se voir étant donné la désapprobation du père de Julie par rapport à leur relation. Alors qu’elle est atteinte de la petite vérole, Julie croit rêver que Saint-Preux est à son chevet et elle confie son impression à sa cousine. Elle apprendra par la suite que ce n’était pas un rêve et que son amoureux est venu à son chevet craignant pour sa santé.

Texte témoin
Ed. D. Mornet, T.2, A 4. Paris, Hachette, 1925, p. 30.




Le rêve de Julie

Elle voit Saint-Preux à son chevet

Oserai-je te dire un délire de ma fièvre, qui, loin de s’éteindre avec elle, me tourmente encore plus depuis ma guérison? Oui, connais et plains l’égarement d’esprit de ta malheureuse amie, et rends grâces au ciel d’avoir préservé ton cœur de l’horrible passion qui le donne. Dans un des moments où j’étais le plus mal, je crus, durant l’ardeur du redoublement, voir à côté de mon lit cet infortuné, non tel qu’il charmait jadis mes regards durant le court bonheur de ma vie, mais pâle, défait, mal en ordre, et le désespoir dans les yeux. Il était à genoux; il prit une de mes mains et sans dégoûter de l’état où elle était, sans craindre la communication d’un venin si terrible, il la couvrait de baisers et de larmes. A son aspect j’éprouvai cette vive et délicieuse émotion que me donnait quelquefois sa présence inattendue. Je voulus m’élancer vers lui; on me retint; tu l’arrachas de ma présence; et ce qui me toucha le plus vivement, ce furent ses gémissements que je crus entendre à mesure qu’il s’éloignait.

Je ne puis te représenter l’effet étonnant que ce rêve a produit sur moi. Ma fièvre a été longue et violente; j’ai perdu la connaissance durant plusieurs jours; j’ai souvent rêvé à lui dans mes transports; mais aucun de ces rêves n’a laissé dans mon imagination des impressions aussi profondes que celle de ce dernier. Elle est telle qu’il m’est impossible de l’effacer de ma mémoire et de mes sens. À chaque minute, à chaque instant il me semble de le voir dans la même attitude; son air, son habillement, son geste, son triste regard frappent encore mes yeux : je crois sentir ses lèvres se presser sur ma main; je la sens mouiller de ses larmes; les sons de sa voix plaintive me font tressaillir; je le vois entraîner loin de moi; je fais effort pour le retenir encore : tout me retrace une scène imaginaire avec plus de force que les événements qui me sont réellement arrivés. J’ai longtemps hésité à te faire cette confidence; la honte m’empêche de te la faire de bouche; mais mon agitation loin de se calmer, ne fait qu’augmenter de jour en jour, et je ne puis plus résister au besoin de t’avouer ma folie. Ah! Qu’elle s’empare de moi toute entière. Que ne puis-je achever de perdre ainsi la raison; puisque le peu qui m’en reste ne sert plus qu’à me tourmenter! Je reviens à mon rêve. Ma cousine, raille-moi, si tu veux, de ma simplicité; mais il y a dans cette vision je ne sais quoi de mystérieux qui la distingue du délire ordinaire. Est-ce un pressentiment de la mort du meilleur des hommes? Est-ce un avertissement qu’il n’est déjà plus?

Lettre XIV. Réponse

Ah! fille trop malheureuse et trop sensible, n’es-tu donc née que pour souffrir? Je voudrais en vain t’épargner des douleurs; tu sembles les chercher sans cesse et ton ascendant est plus fort que tous mes soins. A tant de vrais sujets de peine n’ajoute pas au moins des chimères; et, puisque ma discrétion t’est plus nuisible qu’utile, sors d’une erreur qui te tourmente : peut-être la triste vérité te sera-t-elle encore moins cruelle. Apprends donc que ton rêve n’est point un rêve; que ce n’est point l’ombre de ton ami que tu as vue, mais sa personne, et que cette touchante scène, incessamment présente à ton imagination, s’est passée réellement dans ta chambre le surlendemain du jour où tu fus le plus mal.

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