Jean-Jacques Rousseau

La Nouvelle Héloïse

France   1761

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se trouve dans la cinquième et avant-dernière partie du roman, dans la lettre IX, à Madame d’Orbe.

Julie et son professeur Saint-Preux sont secrètement amoureux. Cependant, les deux amoureux décident de ne plus se voir étant donné la désapprobation du père de Julie par rapport à leur relation. Ils continuent tout de même à s’écrire et se voient à quelques reprises; dans une lettre, Julie lui raconte la mort de sa mère. Julie épouse M. de Wolmar à qui elle confie son amour pour Saint-Preux. Se croyant libéré de ses sentiments pour elle, Saint-Preux accepte de devenir le précepteur des enfants du couple. Saint-Preux raconte ce songe à Claire, la cousine de Julie.

Texte témoin
Ed. D. Mornet, T.2, Paris, Hachette, 1925, p.149 à 150.




Le rêve de Saint-Preux

Le voile

Je me couchai dans ces tristes idées. Elles me suivirent durant mon sommeil, et le remplirent d’images funèbres. Les amères douleurs, les regrets, la mort se peignirent dans mes songes, et tous les maux que j’avais soufferts reprenaient à mes yeux cent formes nouvelles, pour me tourmenter une seconde fois. Un rêve surtout, le plus cruel de tous, s’obstinait à me poursuivre, et de fantôme en fantôme, toutes leurs apparitions confuses finissaient toujours par celui-là.

Je crus voir la digne mère de votre amie, dans son lit expirante, et sa fille à genoux devant elle, fondant en larmes, baisant ses mains et recueillant ses derniers soupirs. Je revis cette scène que vous m’avez autrefois dépeinte, et qui ne sortira jamais de mon souvenir. Ô ma mère, disait Julie d’un ton à me navrer l’âme, celle qui vous doit le jour vous l’ôte! Ah! Reprenez votre bienfait, sans vous il n’est pour moi qu’un don funeste. Mon enfant, répondit sa tendre mère,... il faut remplir son sort... Dieu est juste... tu seras mère à ton tour... elle ne put achever... je voulus lever les yeux sur elle; je ne la vis plus. Je vis Julie à sa place; je la vis, je la reconnus, quoique son visage fût couvert d’un voile. Je fais un cri; je m’élance pour écarter le voile; je ne pus l’atteindre; j’étendais les bras, je me tourmentais et ne touchais rien. Ami, calme toi; me dit-elle d’une voix faible. Le voile redoutable me couvre, nulle main ne peut l’écarter. À ce mot, je m’agite et fais un nouvel effort; cet effort me réveille : je me trouve dans mon lit, accablé de fatigue, et trempé de sueur et de larmes.

Bientôt ma frayeur se dissipe, l’épuisement me rendort; le même songe me rend les mêmes agitations; je m’éveille, et me rendors une troisième fois. Toujours ce spectacle lugubre, toujours ce même appareil de mort; toujours ce voile impénétrable échappe à mes mains et dérobe à mes yeux l’objet expirant qu’il couvre.

A ce dernier réveil ma terreur fut si forte que je ne la pus vaincre étant éveillé. Je me jette à bas de mon lit sans savoir ce que je faisais. Je me mets à errer par la chambre, effrayé comme un enfant des ombres de la nuit, croyant me voir environné de fantômes, et l’oreille encore frappée de cette voix plaintive dont je n’entendis jamais le son sans émotion. Le crépuscule, en commençant d’éclairer les objets, ne fit que les transformer au gré de mon imagination troublée. Mon effroi redouble et m’ôte le jugement; après avoir trouvé ma porte avec peine, je m’enfuis de ma chambre, j’entre brusquement dans celle d’Édouard : j’ouvre son rideau, et me laisse tomber sur son lit en m’écriant hors d’haleine : « C’en est fait, je ne la verrai plus! » Il s’éveille en sursaut, il saute à ses armes, se croyant surpris par un voleur. A l’instant il me reconnaît; je me reconnais moi-même, et pour la seconde fois de ma vie je me vois devant lui dans la confusion que vous pouvez concevoir.

Il me fit asseoir, me remettre, et parler. Sitôt qu’il sut de quoi il s’agissait, il voulut tourner la chose en plaisanterie; mais voyant que j’étais vivement frappé, et que cette impression ne serait pas facile à détruire, il changea de ton. « Vous ne méritez ni mon amitié ni mon estime, me dit-il assez durement : si j’avais pris pour mon laquais le quart des soins que j’ai pris pour vous, j’en aurais fait un homme; mais vous n’êtes rien. – Ah! lui dis-je, il est trop vrai. Tout ce que j’avais de bon me venait d’elle : je ne la reverrai jamais; je ne suis plus rien. » Il sourit, et m’embrassa. « Tranquillisez-vous aujourd’hui, me dit-il, demain vous serez raisonnable; je me charge de l’événement. » Après cela, changeant de conversation, il me proposa de partir. J’y consentis. On fit mettre les chevaux; nous nous habillâmes. En entrant dans la chaise, milord dit un mot à l’oreille du postillon, et nous partîmes.

Nous marchions sans rien dire. J’étais si occupé de mon funeste rêve, que je n’entendais et ne voyais rien; je ne fis pas même attention que le lac, qui la veille était à ma droite, était maintenant à ma gauche. Il n’y eut qu’un bruit de pavé qui me tira de ma léthargie, et me fit apercevoir avec un étonnement facile à comprendre que nous rentrions dans Clarens. A trois cents pas de la grille milord fit arrêter; et me tirant à l’écart : « Vous voyez, me dit-il, mon projet; il n’a pas besoin d’explication. Allez, visionnaire, ajouta-t-il en me serrant la main, allez la revoir. Heureux de ne montrer vos folies qu’à des gens qui vous aiment! Hâtez-vous; je vous attends; mais surtout ne revenez qu’après avoir déchiré ce fatal voile tissu dans votre cerveau. »

Qu’aurais-je dit? Je partis sans répondre. Je marchais d’un pas précipité que la réflexion ralentit en approchant de la maison. Quel personnage allais-je faire? Comment oser me montrer? De quel prétexte couvrir ce retour imprévu? Avec quel front irais-je alléguer mes ridicules terreurs, et supporter le regard méprisant du généreux Wolmar? Plus j’approchais, plus ma frayeur me paraissait puérile, et mon extravagance me faisait pitié. Cependant un noir pressentiment m’agitait encore et je ne me sentais point rassuré. J’avançais toujours, quoique lentement, et j’étais déjà près de la cour quand j’entendis ouvrir et refermer la porte de l’Élysée. N’en voyant sortir personne, je fis le tour en dehors et j’allai par le rivage côtoyer la volière autant qu’il me fut possible. Je ne tardai pas de juger qu’on en approchait. Alors, prêtant l’oreille, je vous entendis parler toutes deux; et, sans qu’il me fût possible de distinguer un seul mot, je trouvai dans le son de votre voix je ne sais quoi de languissant et de tendre qui me donna de l’émotion, et dans la sienne un accent affectueux et doux à son ordinaire, mais paisible et serein, qui me remit à l’instant et qui fit le vrai réveil de mon rêve.

Sur-le-champ je me sentis tellement changé que je me moquai de moi-même et de mes vaines alarmes. En songeant que je n’avais qu’une haie et quelques buissons à franchir pour voir pleine de vie et de santé celle que j’avais cru ne revoir jamais, j’abjurai pour toujours mes craintes, mon effroi, mes chimères, et je me déterminai sans peine à repartir, même sans la voir. Claire, je vous le jure, non seulement je ne la vis point, mais je m’en retournai fier de ne l’avoir point vue, de n’avoir pas été faible et crédule jusqu’au bout, et d’avoir au moins rendu cet honneur à l’ami d’Édouard de le mettre au-dessus d’un songe.

Voilà, chère cousine, ce que j’avais à vous dire, et le dernier aveu qui me restait à vous faire. Le détail du reste de notre voyage n’a plus rien d’intéressant; il me suffit de vous protester que depuis lors non seulement milord est content de moi, mais que je le suis encore plus moi-même, qui sens mon entière guérison bien mieux qu’il ne la peut voir. De peur de lui laisser une défiance inutile, je lui ai caché que je ne vous avais point vues. Quand il me demanda si le voile était levé; je l’affirmai sans balancer, et nous n’en avons plus parlé. Oui, cousine, il est levé pour jamais, ce voile dont ma raison fut longtemps offusquée. Tous mes transports inquiets sont éteints. Je vois tous mes devoirs, et je les aime. Vous m’êtes toutes deux plus chères que jamais; mais mon cœur ne distingue plus l’une de l’autre, et ne sépare point les inséparables.

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