Michel Leiris

Journal 1922-1989

France   1992

Genre de texte
Journal

Contexte
Entrée du 23 août 1924. Ethnologue et écrivain, Michel Leiris (1901-1990) a toujours porté une grande attention à ses rêves. Ainsi, il écrit le 3 novembre 1924: «Mettre les rêves bout à bout: en faire un roman d’aventures (Cf. Aurélia) ; — s’aider de l’oniromancie pour déterminer l’atmosphère. Grouper les rêves selon leurs analogies de présages.» (p. 76)

Notes
Ce récit de rêve a été remanié dans Nuits sans nuit. (Note de Jean Jamin).

Le Journal compte près de 200 rêves, dont les trois quarts ont été repris et retravaillés dans l'oeuvre littéraire.

Texte témoin
Journal 1922-1989. Édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin. Paris, Gallimard, 1992, p. 60.

Nuits sans nuit et quelques jours sans jour. Gallimard, 1961, p. 20-21.




Une promenade

Le dernier oiseau Ă©tait mort

Samedi 23 août [1924]

Rêve: je me promenais dans un bois avec mon ami. Au détour d’un chemin, une comète passa, si lentement et si bas que je craignais que sa chevelure n’enflammât la cime des arbres. Disparu le météore, une voix tendre et animée s’insinua entre les branches et vint frapper mon cœur comme avec une cognée. Glissement nacré de petites vagues sur les plages nocturnes du silence, la voix emplissait peu à peu le bois de sa marée. «Les oiseaux sont en train de mourir» dit mon ami. À ce moment la voix se tut, et je sus que le dernier oiseau était mort. Nous étions arrivés au bord d’un étang où les nixes dormaient dans leurs nids secrets du fond des eaux. La comète revint un instant se balancer au-dessus de nos têtes puis tomba derrière l’horizon avec un long cri. Le lac parut alors plus clair et transparent; je vis qu’il recélait des tours et des palais, sur les perrons desquels descendit une foule d’hommes et d’animaux, non pas vivants, mais plutôt fantômes d’entités, — et j’eus vite fait de reconnaître parmi eux Peau d’Ours, Peau d’Âne et le Chat Botté qui, sitôt hors de l’eau, commencèrent à danser et m’entraînèrent dans cette ronde dont je ne devais plus jamais, jamais m’en aller.

_____________________________________

Nuits sans nuit

Dans un bois – qui, au réveil, m’apparaîtra une sorte de Brocéliande – je me promène avec un ami (sans identité bien définie : essentiellement, un «ami»). Au détour d’un chemin nous voyons une comète passer, très lentement, et si près de la terre que je crains que sa chevelure n’enflamme la cime des arbres. La comète s’en va. J’entends une voix extraordinairement tendre, et en même temps cuivrée, qui s’insinue entre les branches et emplit peu à peu tout le bois de son chant. Mon compagnon de promenade m’annonce que tous les oiseaux de la forêt sont en train de mourir. A ce moment, la voix se tait et cela signifie qu’il n’y a plus dans le sous-bois aucun volatile vivant.
Nous arrivons au bord d’un étang, au fond duquel je devine que se tiennent, endormies des nixes ou autres créatures de féerie. La comète revient un instant se balancer au-dessus de nos têtes, puis tombe et disparaît derrière l’horizon, avec un long cri. L’eau de l’étang devient alors plus transparente et je vois qu’il contient des tours et des palais sur les perrons desquels une foule de gens et d’animaux descendent, dont je sais qu’ils sont des personnages imaginaires et non des êtres matériels. Je reconnais parmi eux des héros de contes de grand-mères tels que Peau d’Ours, Peau d’Ane ou le Chat Botté. Sortis de l’eau, ils se mettent à danser tous ensemble et m’entraînent dans une ronde à laquelle il semble que jamais plus je ne doive échapper.
Au matin, les poissons firent leurs nids dans ceux des oiseaux envolés. Phrase liminaire d’un conte relatif au déluge que mon grand ami Roland Tual, à cette époque, disait avoir sur le chantier. Le compagnon mal défini du rêve est peut-être cet ami, qui ne fit rien imprimer mais sut créer de merveilleuses mythologies orales.

Page d'accueil

- +