Jean-Marc Dalpé

Un vent se lève qui éparpille

Québec   1999

Genre de texte
Roman

Contexte
Alors qu’elle vit chez sa tante Rose, Marie se rappelle le rêve de la nuit précédente, dans lequel elle avait revu Joseph, son oncle et le mari de Rose. Ce dernier l’avait violée alors qu’elle vivait chez lui et elle en avait eu un enfant. À la suite de cela, Joseph avait été tué par Marcel, son fiancé, qui se trouve maintenant en prison.

Notes
Le rêve arrive le matin du jour où la tante Rose, incapable d’oublier l’abjection de son défunt mari, décide de se suicider.

Texte témoin
Un vent se lève qui éparpille, Prise de parole, Sudbury, 1999, p. 79-82.




Le rêve de Marie

Comme une photo

Car elle ne peut blâmer personne, ni pour cela, ni pour le reste.

C'est ce qu'elle avait compris à son réveil ce matin-là, troublée par les dernières images de son rêve durant lequel, obsédée et fébrile, elle avait cherché quelque chose (un objet ? un bijou ? une lettre ? peut-être un mot ? et plus tard, elle avait tenté de remonter le cours du rêve afin de trouver mais en vain) et les gens (des gens comme souvent dans les rêves, qu'on reconnaît vaguement sans pouvoir les identifier ou qui se dérobent avant d'être nommés ou qui changent soudain de visage avant qu'on le puisse), toutes sortes de gens, certains sans doute les mêmes revus tantôt dans les pages de l'album parce qu'en les retrouvant fixés là à tout jamais sur le papier glacé, elle avait eu l'impression de les avoir rencontrés cette nuit au cours de sa quête obstinée d'un insaisissable et toujours fuyant secret (des jeunes filles en robes fleuries, des femmes coiffées de grands chapeaux à voilette, des hommes portant melons ou feutres larges, tous impeccablement habillés comme s'ils se rendaient à des noces ou à un baptême), et tous ces gens — malgré leur propre agitation pour se rendre où ils devaient se rendre — lui avaient demandé gentiment, polis et intéressés, ce qu'elle cherchait «Est-ce que c'est petit ? Est-ce que c'est lourd ?» et elle, incapable de leur répondre «Est-ce que c'est gros ? Est-ce que c'est brillant ?», tentait tout de même de leur expliquer «Est-ce que c'est vivant ?» puis (comme on pourrait le faire avec une poupée ou un de ces modèles en bois dont se servent les artistes) elle s'était mise à se défaire, à se démonter — sans que ça lui fasse mal ou que ça saigne —, remettant aux gens qui lui offraient leur aide (moins pour les remercier de leur attention que pour s'excuser de ne pas savoir ce qu'elle cherchait) des morceaux d'elle-même, articulation par articulation, d'abord un doigt, puis un autre, puis une main, un bras, les pieds, les jambes, et quand elle ne peut continuer toute seule, invitant les gens à le faire à sa place, à prendre les autres doigts, l'autre main, l'autre bras, jusqu'au torse, puis les oreilles, le nez, un œil, puis, une fois réveillée (ou plus précisément durant ce laps de temps nécessaire pour se dépêtrer du sommeil, où on accomplit la traversée de ce domaine obscur et absurde vers celui — peut-être au fond non moins obscur, non moins absurde — de la raison) elle pensa à lui:
à Joseph
mais d'abord, pendant ce qui lui sembla un long moment (immobile dans son lit, n'osant bouger de sa position, recroquevillée sur elle-même, la joue droite enfoncée profondément dans l'oreiller), tout ce qu'elle entendit ce furent les deux syllabes distinctes, Jo-zef, mais dépourvues de sens, auxquelles ne se rattachent ni visage, ni voix; puis quand c'est venu finalement, a remonté à la surface, s'extirpant des eaux troubles du mi-éveil, ce n'est qu'une photo: une photo qui ne se retrouve dans aucun album puisqu'elle n'a jamais été prise, mais une photo tout de même, c'est-à-dire quelque chose qui représente la vie mais qui n'en a ni le souffle ni la chaleur, une photo de lui, de profil, s'appuyant de la main gauche au rebord de la fenêtre de leur chambre qui regarde dehors au loin en écartant de l’autre main le rideau à pois

Page d'accueil

- +