Michel Tremblay

Le cœur éclaté

Québec   1989

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se situe à la fin de la quatrième partie du roman.
C’est à la suite de sa première nuit d’amour avec Michael que Jean-Marc se voit en rêve dans un tableau de Catherine S. Burroughs.

Texte témoin
Le coeur éclaté, Montréal, Leméac, coll. «Babel», 1989, p. 257-259.




Le dernier rêve de Jean-Marc

Le naufrage d’une relation

Je faisais partie d’un tableau où dominaient le bleu, le noir, le blanc. Je portais un maillot de bain à carreaux rose et gris et j’avançais dans la mer en me tenant, parce que j’étais vieux, perclus de rhumatismes et que mes jambes m’obéissaient mal, au bras de Mathieu dont je n’arrivais pas à voir le visage tourné vers l’horizon où un bateau coulait. L’eau était froide et j’aurais voulu revenir vers la plage, mais Mathieu continuait d’avancer dans les vagues sans tenir compte de la pression que j’exerçais avec la main sur son avant-bras pour le faire ralentir. Le soleil commençait à descendre vers l’horizon, nous étions donc en fin d’après-midi, et je savais que les couleurs du tableau dont nous faisions partie se transformeraient dans les minutes qui venaient, qu’elles s’adouciraient lentement avant de se réchauffer d’un seul coup pour flamber dans le délire d’un superbe coucher de soleil. C’était un tableau dont les couleurs froides pouvaient devenir chaudes si on leur en laissait le temps. J’avais de l’eau presque jusqu’à la taille, j’avais froid, mais je ne me décidais pas à plonger. J’attendais que la mer se réchauffe. Pour me baigner avec Mathieu jusqu’à ce qu’il me dise en riant, comme toujours, que je restais trop longtemps dans l’eau, que ce n’était pas bon pour mes vieux os, que j’allais me plaindre, encore, que le sel de mer me piquait.

Je fus seul sans m’être rendu compte que Mathieu s’était éloigné. Il avait profité d’un moment d’inattention pour rester derrière. Je battais l’air de mes deux bras parce que j’avais peur de perdre l’équilibre. Je tournai lentement la tête. Mathieu se tenait à quelques pas derrière moi en me montrant l’horizon. Il était resté mince en vieillissant. On retrouvait la beauté de son visage presque intacte, comme si la vie s’était contentée d’y apposer quelques rides sans pour autant l’enlaidir ou le déformer et il gardait, par je ne sais quel miracle, sa silhouette juvénile qui me plaisait encore tant après si longtemps.

«Vas-y ! T’es capable tout seul ! Prends une bonne respiration pis plonge ! Plonge !»

Il ne parlait pas mais j’entendais ce qu’il pensait. Je ne voulais pas rester seul, l’eau était froide, la mer menaçante, un bateau coulait à l’horizon... Et nous étions restés tellement longtemps comme ça, tous les deux, moi tenant le bras de Mathieu pour ne pas tomber et lui me guidant, notre monde avait été délimité avec une telle précision, un tel sens de l’équilibre et de la symétrie que je refusais de me retrouver le seul personnage d’un tableau désormais débalancé, dont on dirait qu’il lui manquait quelque chose d’essentiel, un compagnon ou une compagne à ce pauvre vieillard qui risquait à tout moment de perdre pied dans les vagues trop fortes pour lui.

«J’y arriverai pas !
– Ben oui, tu vas y arriver, arrête donc de te plaindre !»

Il me tourna le dos après m’avoir gentiment envoyé la main. C’était un adieu, je le savais. Mathieu allait sortir du tableau et je ne le reverrais plus jamais.

La mer moussait autour de moi, l’odeur d’eau salée que j’aimais tant me montait à la tête, j’aurais dû être heureux, l’eau était tellement claire, l’horizon tellement beau malgré le naufrage... Mais on allait désormais me regarder de dos, tout seul dans la mer bleue, noire et blanche, et on dirait que cet homme a l’air bien triste, que c’est dommage de patauger tout seul, comme ça, dans un si beau paysage...

En me retournant dans un dernier espoir de voir Mathieu revenir, j’ai entr’aperçu Catherine S. Burroughs, le pinceau à la main, qui semblait hésiter en me regardant avec une grande intensité. Manquait-il une dernière tache de couleur froide à ma solitude?

Je me suis détourné du peintre. Le bateau avait disparu à l’horizon. J’ai levé les bras dans un geste de supplication. Le tableau s’est figé pour toujours.

Je me suis réveillé en sursaut.

Texte sous droits.

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