Julien Green

Journal

France   1947

Genre de texte
Journal intime

Contexte
Ce rêve est raconté à l’entrée datée du 29 août 1947.

Texte témoin
Journal, Paris, Plon, 1969, vol. 1: 1928-1949, p. 761-762.




Un rêve très curieux

Un homme dans une guérite

Cette nuit, un des rêves les plus curieux que j’aie jamais faits. Je m’étais endormi dans l’angoisse… Au bout d’un moment, je me suis vu (ce qui ne m’arrive jamais en rêve) dans notre appartement de la rue Cortambert, celui où j’ai passé une partie de ma jeunesse. Il y avait dans l’antichambre une guérite de verre assez semblable aux cabines téléphoniques qu’on voit ici dans la rue. Immobile dans cette guérite se tenait un homme vêtu d’un imperméable serré à la taille par une ceinture; son chapeau rabattu lui cachait presque les yeux, mais on devinait son regard. Il avait un visage sans autre expression que celle d’une extraordinaire brutalité, avec quelque chose d’aveugle qui le rendait très inquiétant. Je savais qu’il vivait avec nous depuis de longues années et qu’il se tenait ordinairement dans sa guérite. Je savais aussi qu’il était doué d’une force surhumaine et que, sous le rapport de l’intelligence, ce n’était qu’un enfant de cinq ans, une brute qui m’avait toujours obéi, mais qui depuis quelque temps m’obéissait moins bien parce qu’elle commençait à comprendre qu’elle était plus forte que moi. Si je disais à cet homme d’aller ici ou là, il exécutait mes ordres, mais avec une maussaderie de plus en plus menaçante. D’ordinaire, je le chassais de ma chambre et il retournait à sa guérite, mais il me faisait peur et cette peur grandissait maintenant de seconde en seconde. Enfin, je l’ai vu venir de mon côté, malgré mes cris, pour me tuer. Réfugié dans ma chambre, j’ai tourné la clef dans la serrure, et déjà il ébranlait la porte de son épaule puissante quand je me suis réveillé, le cœur battant. Comment ne verrais-je point là une image de l’instinct?

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