Michel Rio

Le Principe d’incertitude

France   1993

Genre de texte
Roman

Contexte
Dan Harrison, un acteur vieillissant et angoissé par la perspective de la mort, est en train de réaliser son premier film, qui relate la rencontre qu’il a eue un an auparavant avec un écrivain, Jérôme Avalon, rencontre qui fait l’objet de la première partie du roman. Il y joue son propre rôle, tandis que celui d’Avalon est interprété par une actrice, Ève.

Texte témoin
Le Principe d’incertitude, Paris: Seuil, 1993, p. 109-113.




Rêve d’Ève

Dilatation de la conscience

Le travail reprit au début de l’après-midi. Ève et Harrison étaient assis sur le banc, regardant le paysage.

«J’ai fait un songe, dit Ève. Mon corps se transformait en idée, en pure conscience, un peu comme dans une allégorie à l’envers. Mais ce n’était pas une idée générale, une conscience universelle. C’était une conscience particulière née d’une chair identifiée. La mienne, ma propre chair faite esprit. Et cet esprit grandissait, s’étendait dans l’espace-temps à une vitesse infiniment supérieure à celle de la lumière, traversant toutes les hiérarchies de la matière. Ainsi je vis l’étoile et son système local, la galaxie, l’amas de galaxies et le superamas d’amas, puis notre univers entier. Et je progressais dans le vide. Ce vide se trouva bientôt peuplé d’un second univers, puis d’une multitude. Certains explosaient, d’autres s’étendaient, d’autres encore s’effondraient. Mais ces naissances et ces apocalypses me semblaient aussi anodines qu’une simple vie cellulaire. Et ces univers eux-mêmes s’organisaient en systèmes, en galaxies, en amas, en superamas et en macro-univers. Il semblait que rien ne pouvait arrêter cet enchaînement.

— Est-ce que votre rêve a eu une conclusion? demanda Harrison.

– Il a eu deux conclusions très différentes. Dans la première, le processus s’est emballé, puis annihilé. Et je me suis trouvée en présence d’une singularité inouïe, d’une sorte de pensée ou de conscience d’une densité infinie, sans espace et sans temps, sans lumière et sans absence de lumière. Une présence absolue et impossible à caractériser. Et cela m’a dit quelque chose.»

Ève considéra Harrison, puis le paysage. Elle restait silencieuse. Harrison semblait intrigué, et on se demandait si cette perplexité était jouée, prévue dans sa prestation d’acteur et de partenaire, ou réelle, ressentie par un metteur en scène en train de voir le jeu d’un autre acteur échapper à sa direction.

«Dit quoi? demanda-t-il enfin.

— Cela m’a dit: «Tu es une conne.» C’est ce que cela m’a dit.»

Ève souriait. Harrison la regarda avec ahurissement, puis éclata de rire, bientôt imité par toute l’équipe.

«Coupez !» parvint-il à articuler entre deux hoquets.

L’hilarité s’apaisa peu à peu.

«Qu’est-ce qui se passe, Ève? dit Harrison. Tu improvises?

— Pardonne-moi, Dan. Tout à coup, j’ai eu l’impression que si je rencontrais Dieu, c’est exactement ce qu’il me dirait.

— Il y a une suite?

— Oui.

— Eh bien, on va la tourner. Et après tu enchaînes sur la deuxième conclusion. Ta version est très bien, très raisonnable. Allons-y.»

Ève sourit à nouveau et reprit:

«Rien de personnel là-dedans. Ça aurait pu s’adresser à l’humanité entière ou à n’importe lequel de ses échantillons. Puis cela ajouta: «Mais tu es aussi mon enfant chérie.» Et dans cette parole d’amour il y avait l’absolu de l’ordre et l’absolu du désordre qui étaient une seule et même chose et qui m’emplissaient. Puis tout s’effaça, et cela avait été comme un songe dans le songe. J’avais repris mon voyage dans les emboîtements de l’espace-temps. Et ce fut la deuxième conclusion. À cause de l’immensité toujours accrue de l’observateur, l’espace s’encombrait, la matière éparse se faisait de plus en plus dense jusqu’à constituer un continu. Et je m’aperçus que ce continu n’était autre que mon propre corps reconstitué. Un corps indéfiniment grand mais semblable au presque-néant qui avait été son modèle. Cependant je soupçonnais ce modèle de n’être lui-même qu’une réplique, ce presque-néant d’être indéfiniment grand en regard des hiérarchies de la matière allant dans l’autre sens au-delà de l’imperceptible. C’était comme une construction en abîme ou un jeu de miroirs dans toutes les directions de l’espace-temps, sans fin et sans origine, donc sans original, sans modèle, une absurde série indéfinie de répliques. Et je me sentais en proie à la frayeur de l’anonymat absolu, à la claustrophobie née de ce paradoxe: être en prison dans l’infini, emmurée dans l’illimité, retenue nulle part et partout, multiple avatar d’une matière indéfiniment captive d’elle-même.»

Elle frissonna et Harrison la prit dans ses bras. Ils restèrent ainsi quelques instants, puis Harrison dit:

«Coupez.»

Texte sous droits.

Page d'accueil

- +