Jean Paul Richter

Hespérus I

Allemagne   1795

Genre de texte
Roman

Contexte
Le rêve d’Emmanuel est constitué d’une extase qui annonce la mort qu’il sent venir. C’est aussi le temps des séparations entre lui et Victor, son ami d’enfance.

Notes
Une prairie en fleurs: comme les taches de la lune sont des champs fleuris (Note de J.-P.)

Texte témoin
Hespérus I., Paris, Librairie Stock, 1930.




Extase d’Emmanuel

Les adieux

«Ne meurs pas dans un an, Emmanuel aimé ! Ne désire pas la mort !»
Le génie de la nuit était resté jusque-là, invisible, devant Emmanuel, versant dans son cœur de nobles joies, mais point de passions; il dit: «Nous ne sommes pas seuls, — mon âme sent le passage de ses parentes, et se ranime, — sous la terre est le sommeil, au-dessus de la terre est le rêve, mais, entre le sommeil et le rêve, je vois errer, comme des étoiles, des yeux de lumière. — Un souffle frais vient de la mer d’Éternité sur la terre ardente. — Mon cœur monte et veut rompre son lien avec la vie. — Tout est si grand alentour de moi, comme si Dieu passait dans la nuit. — Esprits ! saisissez mon âme, elle se tourne vers vous, et attirez-la à vous...»
Victor se retourna, et jeta un regard suppliant sur le beau visage heureux et sans larmes: «Tu veux mourir?»
L’extase d’Emmanuel l’élevait au-dessus de la vie: «La bande sombre, dans l’autre monde, n’est qu’une prairie en fleurs. — Des astres éclairent notre route, des cieux mouvants viennent à nous avec des souffles printaniers. — La terre tourne autour du soleil, chargée seulement de tombes vides — car ses morts sont au loin, sur des astres plus clairs.» —
«Emmanuel?» appela Victor, pleurant très fort, et avec la voix de l’angoisse la plus profonde; et les sons de la flûte se perdirent en lamentations dans la vaste nuit. — «Emmanuel?»
Emmanuel le regarda, revenant à lui, et dit tranquillement: «Oui mon ami ! — Je ne puis plus m’habituer à la terre; la goutte d’eau de la vie s’est écrasée, je ne puis plus m’y mouvoir, et mon cœur tend vers ces grands être qui ont abandonné cette gouttelette, — — O mon aimé, écoute, — (et il serra, jusqu’à lui faire mal, le cœur de Victor) — écoute cette respiration difficile, — regarde ce corps brisé, cette lourde enveloppe qui enserre mon esprit et appesantit sa démarche. —
«Vois, mon esprit et le tien sont gelés sur ce glaçon, et là-haut, la nuit découvre toute la série des cieux paisibles, là-haut, dans l’abîme bleu et lumineux, demeure tout ce qui est grand et qui s’est dépouillé sur la terre, tout ce qui est vrai et que nous devinons, tout ce qui est bon et que nous aimons. —
«Vois comme tout est si calme dans l’immensité, — comme silencieuses s’en vont les planètes, comme est paisible l’éclat des étoiles; — l’Éternel repose comme une source avec le torrent de son amour infini au milieu d’eux, il ravive et apaise l’univers; et, auprès de Dieu, il n’est point de tombeau.»
Emmanuel se dressa, comme soulevé par un bonheur infini et leva des regards pleins d’amour vers Arcturus qui était encore au sommet du ciel; et, tourné vers les vastes profondeurs, il dit: «Ah ! comme inexprimablement je tends à vous rejoindre ! — ah ! éclate, mon cœur, et ne me retiens pas si longtemps !» — «Meurs donc, grande âme (dit Victor), et rejoins le monde supérieur; mais brise mon pauvre petit cœur par ta mort, et garde auprès de toi l’infortuné qui ne peut te quitter, qui ne peut se passer de toi.»
La flûte s’était tue, les deux hommes s’étaient embrassés pour terminer leurs adieux. «Ami, Inoubliable (dit Emmanuel), tu m’émeus trop, — mais lorsque je mourrai, dans un an, sur cette montagne, tu seras auprès de moi, et tu verras comment l’homme est délivré de ses chaînes. Tes larmes seront ma dernière douleur terrestre: mais je dirai ce que je dis maintenant: nous nous quittons dans la nuit, mais nous nous retrouverons au jour.» — Et il partit.

Page d'accueil

- +