Jean Paul Richter

Hespérus I

Allemagne   1795

Genre de texte
Roman

Contexte
Le rêve éveillé de Victor suit la lecture d’une lettre d’Emmanuel et l’annonce de la cure de Clotilde. Il est la traduction de la jalousie du héros, amoureux de Clotilde.

Texte témoin
Hespérus I., Paris, Librairie Stock, 1930.




Lettre d’Emmanuel

Julius

— Victor voulut délivrer et réchauffer son âme roidie sous les larmes glaciales; il alla à la fenêtre, et tandis que l’éclat contenu du soir de mars brûlait des nuages sur les monts de Maienthal, il imagina le jour du mariage de Clotilde avec Julius. — Oh, pour se faire bien mal, il étendit sur la vallée un jour de printemps, le génie de l’amour ouvrit le ciel bleu au-dessus de l’autel, et porta le soleil en guise de flambeau de noces, sans un nuage, à travers l’immensité sereine. — En ce jour éclatant, il voyait passer Emmanuel transfiguré, Julius aveugle, mais heureux, Clotilde rougissante et depuis longtemps guérie, et tous étaient heureux. — II ne vit qu’un seul infortuné, debout parmi les fleurs, et c’était lui-même; il vit comment cet affligé, taciturne sous la douleur, gai par vertu, plus familier et plus ouvert envers la fiancée par froideur, suivait le cortège, tellement méconnu, tellement superflu ! II vit comment le couple innocent, en chacun de ses signes d’amour, comptait sous ses yeux ce qu’il avait perdu, ou même, par précaution, évitait toute manifestation d’amour; car ils avaient deviné son angoisse, — cette pensée se jeta sur lui comme une flamme. — il vit enfin comment, parce que le lourd passé portait devant lui toutes ses espérances meurtries, tous ses désirs décolorés, il se détournait lorsque le couple passait devant lui pour aller à l’autel se lier d’un lien éternel, comment, inconsolable, il se détournait vers les champs silencieux et déserts, pour pleurer des larmes inépuisables, — et comment alors, il restait seul dans les ténèbres, au milieu de ce beau pays et se disait à soi-même: «Personne aujourd’hui ne s’occupe de toi, — personne ne prend ta main et ne dit: Victor, pourquoi pleures-tu ainsi? — Ô ce cœur est aussi plein d’inexprimable amour qu’aucun autre, mais il meurt désaimé et méconnu, et personne ne troublera ses pleurs et sa mort. — Pourtant, pourtant, ô Julius, ô Clotilde, je vous souhaite des jours heureux et un bonheur éternel.»
... Puis, il ne put poursuivre; il appuya ses yeux dans sa main, et celle-ci au cadre de la fenêtre, leur permit toutes les larmes, et ne pensa plus à rien; la douleur qui l’avait regardé venir à elle en chancelant, comme un serpent à sonnettes, la gueule ouverte, le déchirait, maintenant qu’elle l’avait saisi…

Page d'accueil

- +