Jean Paul Richter

Hespérus I

Allemagne   1795

Genre de texte
Roman

Contexte
Apaisé après avoir lu une lettre qui l’a rendu jaloux, Horion lit une lettre d’Emmanuel, son ami d’enfance malade.

Texte témoin
Hespérus I., Paris, Librairie Stock, 1930.




La plus haute pensée humaine

Lettre d’Emmanuel sur Dieu

«Mon Horion !

Depuis quelques heures, le sablier du temps s’est renversé, et maintenant ruisselle le sable d’une année nouvelle. — Uranus sonne les siècles pour notre petite planète, le soleil sonne les années, et la lune les mois et, sur cette horloge à musique composée d’astres, les hommes sont les figurines qui apparaissent, lançant des appels et des chants joyeux, lorsque sonne l’heure.
«Moi aussi, je sors gaiement dans la belle aube de l’année nouvelle, qui illumine tous les nuages et enflamme, là-haut, l’hémisphère céleste. Dans un an, c’est d’une autre planète que je regarderai vers le soleil: ah ! comme, cette dernière fois, mon cœur, sous les nuées terrestres, regorge d’amour envers le Père de cette belle terre, envers ses enfants, mes frères, envers ce berceau fleuri où nous ne nous éveillons qu’une fois unique, et où, bercés, nous ne nous endormons qu’une fuis dans le soleil.
Je ne vivrai plus de jour d’été, aussi veux-je renouveler aujourd’hui en mon âme le plus beau des jours d’été, celui où, pour la première fois, en priant, je pénétrai avec ton Julius à travers des nuages de lumière et des harmonies, m’agenouillai avec lui devant un trône tonnant, et lui dis: là-haut, dans le nuage infini que l’on nomme Éternité, habite Celui qui nous a créés et qui nous aime. — Et que jamais ce jour ne s’éteigne dans la mémoire de mon Julius, de mon Horion !
«J’ai dit souvent à Julius: «Je ne t’ai point encore livré la plus haute pensée humaine, celle qui fait se replier l’âme, et pourtant la redresse pour l’éternité; mais je te la dirai le jour où ton esprit et le mien seront le plus purifiés, ou bien au jour de ma mort.»
C’est pourquoi, bien souvent, lorsqu’il avait reçu la visite de son ange, ou lorsque la flûte, la nuit pleine de frissons, ou l’orage l’avaient exalté, il me disait: «Emmanuel, dis moi la plus haute pensée de l’homme.»
«C’était par un magnifique soir de juillet, mon ami était couché sur mon sein, sous le bouleau pleureur, au sommet de la montagne; il pleurait et me disait:«Dis-moi pourquoi, ce soir, je pleure ainsi? Ne pleures-tu jamais, Emmanuel? Pourtant, des nuages même, de chaudes gouttes tombent sur mes joues.» — Je lui répondis: «De petites nuées chaudes errent au ciel et laissent tomber quelques gouttes; mais, dans ton âme, l’ange n’erre-t-il pas? car tu tends la main pour le toucher.» — Julius dit: «Oui, il est présent à ma pensée; mais c’est toi seul que je voudrais toucher; car l’ange a quitté la terre, et j’ai une grande nostalgie de sa voix. En moi, des formes de songe s’entremêlent, mais elles n’ont point ces couleurs claires qu’on leur voit dans le sommeil, — des visages souriants me regardent, et viennent à moi, ouvrant leurs bras de fantômes, et font des signes à mon âme, et s’évanouissent avant que j’aie pu les presser sur mon cœur. — Ô mon Emmanuel, ton visage n’est-il pas l’un de mes fantômes?» Alors, il pressa son visage mouillé de larmes sur le mien qu’il croyait voir planer comme une ombre devant lui; un nuage versa sur notre étreinte l’eau bénite du ciel, et je dis: «Nous ne sommes si émus aujourd’hui qu’à cause de ce qui nous entoure et que je vois maintenant.» II répondit: «Oh ! dis-moi ce que tu vois, et ne cesse point de parler jusqu’à ce que le so1eil ait disparu !»
Mon cœur nageait d’amour, tremblait de bonheur tandis que je parlais: «Mon ami, la terre est si belle aujourd’hui, et cela déjà rend l’homme plus tendre, — le ciel repose plein d’amour auprès de la terre qu’il embrasse, comme un père auprès de la mère, et leurs enfants, les fleurs et les cœurs palpitants, prennent part à leur embrasement et se serrent contre leur mère. — La branche balance doucement son oiseau chanteur, la fleur berce son abeille, la feuille sa mouche et sa goutte de miel, — aux calices ouverts des fleurs, comme dans les yeux, sont suspendues les larmes chaudes que répandent les nuages; mes parterres fleuris supportent l’arc-en-ciel et ne plient pas sous son poids, — les forêts paisibles boivent la rosée du ciel, et, ivres de nuages, les cimes des arbres sont immobilisées en une volupté muette. — Un zéphyr aussi doux qu’un tiède soupir d’amour passe sur nos joues, dans les fleurs odorantes du blé et fait lever les nuages poussiéreux des pollens, — de légers souffles balancent en jouant les semences volantes des champs, mais ils les déposent pour nous lorsqu’ils ont fini leurs jeux. — Ô Ami, lorsque tout est amour, harmonie, lorsque tout est aimé et aimant, lorsque tous les champs ne sont qu’une grande corolle odorante, alors, en l’homme aussi, l’esprit sublime étend les bras et veut enlacer un autre esprit, et puis, lorsqu’il ne referme ses bras que sur des ombres, il est attristé par un désir infini, ineffable d’Amour.»
«Emmanuel, je suis triste aussi», dit Julius.
«Vois, le soleil descend, la terre s’enveloppe dans la nuit — laisse-moi regarder encore, et te dire ce que je vois... Voici qu’une colombe blanche, comme un gros flocon de neige, monte et se dérobe dans le bleu profond... Voici qu’elle tourne autour de l’étincelle dorée du paratonnerre, comme autour d’une étoile brillante accrochée dans le ciel diurne. Oh ! elle ondoie, ondoie, et plonge, et disparaît dans les hautes fleurs du cimetière... Julius, n’as-tu rien senti, tandis que je parlais? Ah ! la blanche colombe était peut-être ton ange, et c’est pourquoi, aujourd’hui, à son approche, ton cœur fondait. — La colombe ne monte plus, mais des nuages de rosée bordés d’argent, comme des lambeaux arrachés aux nuits d’été, passent sur le cimetière, et colorent d’ombres les tombes fleuries... Et voici qu’une de ces ombres tombant du ciel flotte sur nous, et submerge notre montagne. — Accours, accours, nuit fugitive, image de la vie, ne me cache pas longtemps le soleil couchant... Notre nuage entre dans les flammes du soleil... ô beau soleil, toi qui jettes derrière toi de si doux regards sur les rivages terrestres, ô œil maternel de l’Univers, tu répands de ton sein ta lumière vespérale chaude et lente comme du sang qui coule, et tu pâlis en plongeant, mais la terre, suspendue dans des guirlandes de fleurs et de fruits, et tournée vers toi, rougit, comme recréée et gonflée de force nouvelle… Écoute, Julius: les jardins chantent, l’air bourdonne — les oiseaux croisent leurs vols et leurs appels — le vent d’orage ouvre sa grande aile et frappe aux forêts; écoute, tout signifie que notre bon soleil est disparu...»
«Ô Julius, Julius (dis-je en l’enlaçant) la terre est grande — mais le cœur qui repose sur la terre est plus grand qu’elle encore, et plus grand que le soleil... Car seul, il pense la plus haute pensée.»
«Soudain, de la couche mortuaire du soleil, monta, comme d’une tombe, un vent froid. La profonde mer céleste fut ébranlée, et un large torrent, dans le lit duquel gisaient des forêts courbées, remonta bruyamment la route du soleil. Les montagnes, ces autels de la nature, s’enveloppèrent de noir comme pour un grand deuil. L’homme était enfermé sur la terre par la voûte des nuages, et séparé du ciel. Au pied de la voûte filtraient des éclairs, et le tonnerre frappa trois coups dans la voûte sombre. Mais l’ouragan se dressa et la déchira; il chassa les débris errants de la prison rompue à travers le bleu, et jeta les masses nébuleuses en lambeaux à bas du ciel — et longtemps encore, il mugit seul sur la vaste terre, à travers la plaine nettoyée et claire... Mais là-haut, derrière le rideau arraché, luisait le sanctuaire, la nuit étoilée.
«Gomme un soleil, la plus haute pensée humaine monta au ciel — mon âme était oppressée lorsque je tournais mes regards vers le ciel — elle était exaltée lorsque je les tournais vers la terre.
«Car l’Infini a semé son nom dans le ciel en étoiles ardentes, mais sur la terre. II a semé son nom en douces fleurs.
«Ô Julius, dis-je, as-tu été bon aujourd’hui?» — II répondit: «Je n’ai rien fait que pleurer.»
«Julius, agenouille-toi, et chasse toute pensée mauvaise — entends hésiter ma voix, sens trembler ma main — je m’agenouille à tes côtés.»
«Nous sommes à genoux ici, sur cette petite terre, devant l’Immensité, devant le monde incommensurable qui est au-dessus de nous, devant le cercle lumineux de l’Espace. Elève ton esprit, et pense ce que je vois. Tu entends le vent d’orage qui chasse les nuages autour de la terre — mais tu n’entends pas le vent d’orage qui chasse les terres autour du soleil, ni le plus grand qui souffle derrière les soleils, et les mène autour d’un Tout caché qui gît dans l’abîme avec des flammes solaires. Quitte la terre, et monte dans l’éther vide: plane alors, et vois la terre devenir une montagne flottante, et jouer autour du soleil avec six autres poussières de soleil; — des montagnes voyageuses, que suivent des collines, passent devant toi, et montent et descendent devant la lumière solaire — puis regarde, tout autour de toi, la voûte sphérique, parcourue d’éclairs, lointaine, faite de soleils cristallisés, à travers les fentes de laquelle la nuit infinie regarde, et dans 1a nuit est suspendue la voûte étincelante. — Tu peux voler durant des siècles sans atteindre le dernier soleil et parvenir, au delà, à la grande nuit. Tu fermes les yeux, et te lances en pensée par-delà l’abîme et par-delà tout ce qui est visible; et, lorsque tu les rouvres, de nouveaux torrents, dont les vagues lumineuses sont des soleils, dont les gouttes sombres sont des terres, t’environnent, montent et descendent, et de nouvelles séries de soleils sont face à face, à l’orient et à l’occident, et la roue de feu d’une nouvelle Voie Lactée tourne dans le fleuve du Temps. — Et même, qu’une main éternelle t’emporte hors du ciel, qu’alors tu te retournes et fixes tes yeux sur la mer pâlissante et desséchée des soleils: enfin la création lointaine dans la profondeur des ténèbres, ne semble plus être qu’une pâle nuée immobile, tu crois être seul, et tu regardes alentour, et autant de soleils et de Voies Lactées se meuvent, enflammés, et, suspendue au milieu d’eux, la pâle nuée est plus pâle encore, et, au loin, autour de tout l’espace, on ne voit plus que passer de pâles nuées.
«Ô Julius, Julius, entre les montagnes de feu errantes, entre les Voies Lactées jetées d’un abîme à l’autre, flotte un pollen de fleur, fait de six millénaires et de la race humaine. Julius, qui aperçoit, qui préserve la petite poussière flottante, faite de tous nos cœurs?
«Une étoile vient de s’abattre. Tombe, étoile entraînée dans l’atmosphère terrestre, les étoiles qui sont au-dessus de la terre trébuchent comme toi vers leur tombe lointaine, — la mer sans bords et sans fond des mondes jaillit ici, et tarit ailleurs; la terre, cette mouche, vole autour du soleil, et plonge dans la lumière, et s’émiette. — Ô Julius, qui aperçoit et conserve la petite poussière qui est sur la mouche, au milieu du chaos qui fermente, verdit et se désagrège? O Julius, lorsque chaque instant voit la mort d’un homme et d’un monde — lorsque le temps passe sur les comètes et les écrase comme des tisons, et broie les soleils carbonisés — lorsque les Voies Lactées ne sont plus que des éclairs qui reviennent à travers la grande obscurité — lorsque les séries de mondes, les unes après les autres sont entraînées à l’abîme, lorsque la tombe éternelle jamais ne se comble et que jamais ne se vide l’éternel ciel étoilé: ô mon Ami, qui nous voit et nous préserve, pauvres petits hommes de poussière? — C’est Toi, ô Très-Bon, qui nous conserves, Toi, Eternel, Toi ô Dieu, Tu nous façonnes. Tu nous vois, Tu nous aimes. — Ô Julius, élève ton esprit et saisis la plus haute pensée humaine. Là, où est l’Éternité, où est l’Immensité, et où commence la Nuit, là un Esprit infini ouvre ses bras et enlace la grande totalité des mondes périssables, et la porte et la réchauffe. Moi et toi, et tous les hommes, et tous les anges, et les vers reposent sur son sein, et la mer mugissante et battue des mondes et des soleils est un enfant unique dans ses bras. Il voit dans les profondeurs de la mer, où flottent des arbres de corail chargés de terres, et il voit le plus petit ver attaché au plus petit corail, et c’est moi: et il donne au ver un cœur heureux, et un avenir, et un œil pour voir jusqu’à Lui — oui, ô Dieu, jusqu’à Toi, jusqu’à Ton cœur.»
Inexprimablement ému, Julius dit en pleurant: «Tu me vois, ô Esprit de l’Amour, moi aussi, pauvre aveugle, — ô viens en mon âme, lorsqu’elle est seule, et lorsqu’une pluie chaude et silencieuse tombe sur mes joues, et qu’alors je pleure et ressens un ineffable amour; ah ! Esprit grand et bon, certes c’est Toi que jusqu’à ce jour j’ai pensé et aimé ! — Emmanuel, dis-moi Ses pensées et Son commencement.»
«Dieu est l’Éternité, Dieu est la Vérité, Dieu est la Sainteté — il n’a rien, il est tout — le cœur tout entier le saisit, mais aucune pensée; et il a de nous une idée aussi grande que nous avons de lui. — Tout ce qu’il y a en l’homme d’Infini et d’Incompréhensible n’est que Son reflet; mais ne pense pas davantage à ton frisson. La création est tendue comme un voile tissé de soleils et d’esprits sur l’infini, et les Éternités passant devant le voile ne l’enlèvent pas de devant l’éclat qu’il enveloppe.»
Muets, nous descendîmes de la montagne, la main dans la main; la voix de nos pensées nous empêchait de percevoir le vent d’orage, et lorsque nous entrâmes dans notre maisonnette. Julius dit: «Je penserai toujours la plus haute pensée humaine tandis que résonnera ma flûte, tandis que mugira l’orage, que tombera la pluie chaude, et tandis que je pleurerai, et en t’embrassant, et à l’heure de ma mort.» — Et toi, mon Horion bien-aimé, fais comme lui.

EMMANUEL..

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