Antoine Roucher

Les Mois

France   1779

Genre de texte
poésie

Contexte
Cette Å“uvre contient des poèmes sur les mois de l’année, de mars à février. Ce rêve sert à décrire « Décembre ».

Le locuteur se rappelle un épisode de sa jeunesse. Alors qu’il se demandait à quoi servaient l’hiver et son climat rigoureux, il a fait un songe qui lui a apporté une réponse.

Texte témoin
Paris : Imprimerie Quillau, 1779, p. 22-26.




Une vision allégorique

Décembre

Lassé de ces pensers où mon esprit se plonge,
je m’endors : tout-à-coup enfanté par un songe,
un colosse imposant apparut à mes yeux :
couronné de soleils, son front touchoit aux cieux;
les saisons l’entouroient : par des routes certaines,
serpentoient dans son corps les lacs et les fontaines;
sept couleurs à la fois nuançoient ses habits;
son sceptre brilloit d’or, de saphirs, de rubis;
un long voile azuré lui servoit de ceinture :
mon oeil, à tous ces traits, reconnut la nature.
« ton esprit, me dit-elle, ami des vérités,
demande à quel dessein, loin des mers emportés,
s’étendent ces frimats, ces brouillards et ces nues.
Suis-moi; je vais t’ouvrir des routes inconnues :
mes secrets aujourd’hui te seront dévoilés. »

elle dit; et soudain aux lambris étoilés,
sur les aîles des vents la déesse m’enlève.
C’étoit l’heure propice, où le soleil se lève.
Alors la déité, par un charme puissant,
arma mes foibles yeux d’un regard plus perçant;
et dans tous ses climats me présentant la terre :
« contemple tous les monts que ta planète enserre,
dit-elle; vois ces rocs qu’Annibal a franchis,
les sommets riphéens de longs frimats blanchis;
le Taurus, au Tartare opposant des barrières;
le Caucase berceau de cent hordes guerrières;
l’Olympe, d’où la fable a fait tonner ses dieux;
l’Atlas, qu’elle chargeoit de tout le poids des cieux;
l’Ararat, où cent fois, d’une antique disgrâce,
le crédule vulgaire alla chercher la trace;
les rochers de Goyame et les monts de luna;
les Andes, que l’Europe à son sceptre enchaîna;
enfin du globe entier les hauteurs primitives :
eh bien! Sans ces hauteurs, les ondes fugitives,
qui, par mille détours, de climats en climats,
portent aux nations le tribut des frimats,
jamais dans un canal, en fleuve rassemblées,
n’auroient donné la vie aux stériles vallées.
Ce globe n’eut offert que marais croupissans :
mais j’élevai les monts, je fis souffler les vents,
et les vents, au sommet des montagnes chenues,
précipitent l’amas des vapeurs et des nues.
Là, leurs flots, chaque jour goutte-à-goutte filtrés,
de tuyaux en tuyaux distillent épurés.

« voudrois-tu contempler dans le flanc des collines
le pénible travail de ces eaux crystallines?
Tourne les yeux : ces monts t’ouvrent leur vaste sein.
vois ici le rocher s’élargir en bassin;
là, prendre d’un syphon la forme recourbée;
plus bas, céder la place à la craie imbibée,
à des couches d’argile, aux sables, aux cailloux :
l’onde y coule, y serpente en filets purs et doux,
bientôt au pié du mont, sur le gravier reçue,
vers la clarté du jour elle cherche une issue.
Ses liens sont brisés; mais, humble à son berceau,
le fleuve encor timide est à peine un ruisseau;
cependant roi futur, il roule; et sa puissance
déjà fait oublier son obscure naissance.

« admire-les, ces rois de l’humide élément;
le Gange, où l’Indien plongé stupidement
en l’honneur de Brama voudroit finir sa course;
l’Yrtis impatient de voir les feux de l’Ourse;
le Volga, vaste mer tributaire des czars;
la Seine, dont les bords embellis par les arts
font envier leur gloire à la fière Tamise;
la Saône, tendre amante à son époux soumise;
le Rhône cet époux, qui l’entraîne en grondant,
et brise sur des rocs son orgueil imprudent;
la Loire, dont les eaux, captives sans contrainte,
se creusent chaque année un nouveau labyrinthe;
le Tibre, qui, déchu de ses antiques droits,
veut quelquefois encor intimider les rois;
le Nil, le Sénégal et l’immense Amazone,
trompant l’aridité de la brûlante zone;
tous, fleuves bienfaiteurs, que doit cet univers
aux nuages, aux vents, sombres fils des hyvers. »
elle dit; je m’éveille; et ma raison plus sage,
de l’hyver, tous les ans, a béni le passage.

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