Jean-Paul Richter

La loge invisible

Allemagne   1793

Genre de texte
Roman

Contexte
Gustave, le personnage principal, fait ce rêve à la suite de la mort de son ami. Le rêve suit directement l’oraison funêbre. Il s’agit du secteur XXXIII, ou XXVIe secteur depuis la Trinité.

Commentaires
Il n'y a guère de lien entre les grands rêves fictifs de l'œuvre romanesque de Jean-Paul et les rêves qu’il note dans ses carnets. Comme le note Albert Béguin : «Jean-Paul a noté, dans ses carnets intimes, une assez grande quantité de rêves. Or, aucun d’eux ne peut être rattaché directement, soit par ses détails, soit même par sa tonalité générale, à l’un ou l’autre des grands rêves publiés […]. Il est donc évident que les rêves poétiques de Jean-paul ne sont que pour une très faible part le reflet de ses rêves nocturnes. Les abîmes d’où montent les images gracieuses ou effrayantes se sont rarement ouverts à lui dans le sommeil, ou du moins, puisqu’il rêvait beaucoup tout de même, ce n’est pas dans ses nuits que se sont révélés à lui les paysages oniriques et les sentiments dont la permanence frappe dans les songes écrits.» ( L’Âme romantique et le rêve, p. 177. Cité par J.-D. Gollut, p. 30)

Texte témoin
La loge invisible, Livrairie José Corti, 1965, p. 264-266.

Édition originale
Die unsichtbare Loge, 1793.




Le rêve

Rêve de Gustave

Il se sentait tomber sur une prairie infinie qui couvrait plusieurs belles planètes contiguës. Un arc-en-ciel fait de soleils juxtaposés comme les perles d’un collier embrassait toutes ces terres et tournait autour d’elles. Le soleil couchant baissait à l’horizon et son grand disque rond était euvironné d’une ceinture de brillants faite de mille soleils rouges, et le ciel amoureux avait ouvert un millier d’yeux pleins de tendresse. Des bosquets et des allées de fleurs gigantesques, hautes comme des arbres, traversaient la plaine en zig-zags transparents ; la rose haute sur sa tige y jetait une ombre rouge et dorée, la jacinthe une ombre bleue et toutes les ombres mêlées givraient le sol d’une teinte argentée. La magie d’une lueur crépusculaire ondulait comme une rougeur de joie parmi les rives ombreuses et les troncs fleuris sur la plaine, et Gustave sentait que c’était là le soir de l’éternité et les délices de l’éternité. Des âmes fortunées, loin de lui et plus près des soleils qui s’éloignaient, se plongeaient dans les rayons conjugués du soir, et une rumeur de joie atténuée se dispersait comme un son de cloche au-dessus de cette Arcadie céleste, Gustave seul reposait abandonné sous l’ombre argentée des fleurs, plein d’une infinie nostalgie, mais aucune de ces âmes exultantes ne venait vers lui. Enfin il vit dans les airs deux corps vaporeux se séparer l’un de l’autre pour former un léger nuage vespéral ; et le nuage en s’abaissant dévoila deux âmes. Béate et Amandus — celui-ci voulut placer Béate dans les bras de Gustave, mais il ne put pénétrer sous l’ombre argentée. Gustave voulait se jeter dans les bras de Béate, mais il ne pouvait sortir de cette ombre d’argent. «Hélas ! c’est que tu n’es pas mort encore, s’écria l’âme de Gustave, mais quand se sera couché le dernier soleil, ton ombre argentée se dissoudra et s’épandra sur toute chose, la terre où tu es attaché s’envolera de toi et tu tomberas dans les bras de ton amie.» Les soleils s’éteignirent l’un après l’autre — Béate lui tendit les bras d’en haut — le dernier soleil disparut — un chant d’orgue qui aurait pu ébranler les mondes et tous les cercueils qu’ils contiennent descendit vers eux comme un ciel aux ailes planantes et par son ample vibration détacha de lui son enveloppe fibreuse; sur l’ombre d’argent déployée passa un souffle d’extase qui le souleva vers le ciel — il saisit... la main réelle de Béate et lui dit en s’éveillant, rêvant encore et sans rien voir : «Oh ! prends-moi tout à toi, âme bienheureuse ! Je te possède à présent, Béate adorée, je suis mort, moi aussi.» II tenait ferme la main de Béate, comme le juste s’attache à la vertu. Elle tâcha de se dégager et le tira enfin de son éden et de son rêve ; ses yeux bienheureux s’ouvrirent et changèrent de ciel ; ils virent le sol blanc inondé de lune, les pelouses du parc et les mille soleils redevenus des étoiles, et l’âme aimée qu’il ne pouvait atteindre qu’après le coucher de tous les soleils. Gustave dut penser que son rêve se continuait dans la vie et qu’il n’avait point dormi ; son esprit ne réussissait pas à mouvoir ni à réunir ces grandes idées abruptes dressées devant lui. «Dans quel monde sommes-nous ?» demanda-t-il à Béate, mais d’un ton exalté qui répondait presque à la question. ll tenait étroitement serrée la main que Béate lui retirait. «Vous rêvez encore», lui dit-elle avec douceur et tremblement. Ce vous et et cette voix repoussèrent son rêve d’un seul coup à l’arrière plan ; mais le rêve lui avait rendu plus chère et plus familière celle qui luttait pour lui retirer sa main, et la conversation tenue en rêve agissait sur lui comme si elle eût été réelle, et son âme était une corde vibrante encore de bonheur après qu’un ange a chanté sur elle ses extases ; et comme l’orgue grondant au loin dans le temple vide semblait exhausser la scène au-dessus du sol terrestre où séjournait encore ces deux âmes, comme Béate chancelait, que ses lèvres tremblaient, que ses yeux se fermaient, il crut de nouveau que son rêve se réalisait, que de grands accords les emportaient tous deux loin de la terre, au pays de l’embrassement universel ; son âme était parvenue au limites de son corps — « Béate, dit-il à la belle image qui se mourait d’émotions contradictoires, Béate, nous mourons en ce moment — et quand nous serons morts, je te dirai mon amour et je t’embrasserai — le mort qui est près de nous m’est apparu en rêve et a de nouveau placé ta main dans la mienne…» Elle faillit s’affaisser dans la tombe, mais lui retint dans ses bras l’ange défaillant — il laissa tomber sous la sienne la tête endormie de la jeune fille, et sentit sous le cÅ“ur immobile de Béate battre avec plus d’ardeur les coups du sien — ce fut une minute sublime lorsque les bras passés autour d’une béatitude endormie il contempla solitaire la nuit sommeillant sur la terre, écouta solitaire l’orgue qui élevait une voix solitaire, lui seul éveillé dans ce cercle de sommeil.

La minute sublime passa; celle de la béatitude lui succéda. Béate releva la tête et montra à Gustave et au ciel, sur son visage renversé, un regard égaré et noyé de larmes, une âme épuisée, des traits transfigurés et tout ce que l’amour, la vertu, la beauté peuvent réunir dans un seul ciel de cette terre. Alors l’instant surhumain qui tombe sur la terre de la hauteur de mille cieux descendit sur eux, l’instant où le cœur humain s’élève au plus sublime amour et bat pour deux âmes et pour deux mondes — Cet instant joignit pour l’éternité des lèvres sur lesquelles expiraient toutes les paroles de la terre, des cœurs qui luttaient contre une félicité trop grande, des âmes sœurs qui s’étreignaient comme deux hautes flammes qui se joignent…

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