Jean Paul Richter

La loge invisible

Allemagne   1793

Genre de texte
Roman

Contexte
Le rêve traduit la vertu et la grandeur d’âme de Béate et Gustave, longuement décrite dans le chapitre précédent. Il s’agit d’un rêve de Gustave, situé au IVe secteur de joie ou le secteur LII.

Texte témoin
La loge invisible, Livrairie José Corti, 1965, p. 360-361.

Édition originale
Die unsichtbare Loge, 1793.




Rêve céleste

Union des âmes

Il lui sembla qu’il mourait et qu’il devait passer le temps qui le séparait de sa réincarnation en se jouant parmi des rêves. Il s’enfonça dans une mer onduleuse de fleurs, qui n’était qu’une condensation du ciel étoilé ; toutes les étoiles ouvraient à la surface de l’infini de blanches corolles et les pétales frôlaient les pétales. Mais pourquoi ce champ de fleurs, qui s’étendait de la terre au ciel, enivrait-il de l’essence de ses mille calices toutes les âmes qui voletaient au-dessus de lui et s’y laissaient choir de délices ? Pourquoi une brise capricieuse, sous une neige d’étincelles et de feux bigarrés, mêlait-elle les âmes aux âmes et aux fleurs, pourquoi un rêve de mort aussi riant et aussi doux environnait-il les trépassés comme d’un nuage ? Oh ! c’est que le souffle embaumé de cet immense printemps avait pour mission de fermer les blessures de cette vie, et l’homme encore saignant des coups reçus sur la terre devait parmi ces fleurs se cicatriser pour le ciel futur, où la vertu et la connaissance accrues demandent une âme régénérée. — Car Hélas ! l’âme ici-bas ne souffre que trop de maux ! — Lorsque sur ce champ de neige une âme enlaçait une âme, elles se fondaient d’amour en une seule goutte de rosée brûlante, qui tombait de nouveau divisée en deux, comme un encens sacré. Très haut, au dessus ce champ de fleurs, s’étendait le paradis de Dieu où descendait sous la forme d’un ruisseau l’écho de ses accords célestes ; cette harmonie traversait en tout sens les replis du paradis d’en bas et les âmes enivrées de délice se précipitaient, des rives fleuries, dans ce fleuve mélodieux ; dans cet écho du paradis elles sentaient mourir tous leurs sens, et l’âme trop à l’étroit dans ses limites se dissolvait dans le flot rapide, changée en une claire larme de joie. Le champ de fleurs montait sans cesse à la rencontre du paradis supérieur, et l’atmosphère céleste qu’il traversait descendait vers lui, et son souffle en s’abattant déployait sans trop les froisser les corolles des fleurs. Mais souvent Dieu lui-même passait, au plus obscur des cieux, au-dessus de la prairie moutonnante ; l’Être infini voilait alors son infinitude de deux nuages, l’un plein d’éclairs qui est la Vérité éternelle ; l’autre qui fait pleuvoir sur toutes choses de chaudes larmes, c’est l’Amour éternel ; alors la prairie s’arrêtait de monter, l’éther de descendre, le ruisseau de chanter, les pétales de se mouvoir ; puis Dieu faisait signe que cet instant était passé et un amour infini obligeait les âmes à s’embrasser dans ce silence sublime, non pas une à une toutefois, mais toutes embrassaient toutes les autres à la fois — un sommeil délicieux tombait comme une rosée sur cet enlacement universel. Puis quand au réveil elles se détachaient l’une de l’autre, de tout l’espace en fleur sortaient des éclairs, les fleurs exhalaient leur encens, les feuilles pendaient alourdies par les gouttes du nuage tiède, tous les méandres du ruisseau sonore résonnaient à la fois, tout le paradis au-dessus d’eux s’emplissait de lueurs fulgurantes et il n’y avait plus de silence nulle part sauf dans les âmes aimantes, que le bonheur comblait…

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