Jean Paul Richter
La loge invisible Genre de texte Contexte Texte témoin Édition originale
Roman
La voix du narrateur se fait entendre dans ce dernier chapitre pour conclure sur sa participation à l’histoire. Christian serait Christian Otto, ami de jeunesse de l’auteur, le seul à avoir survécu aux deux premiers, Adam von Oerthel, mort en 1785, et J.B Hermann, mort en 1790.
La loge invisible, Livrairie José Corti, 1965, p. 417-421.
Die unsichtbare Loge, 1793.
Victoire de la Vie
Il est onze heures passées ; sur l’océan bleu terni du ciel au-dessus de moi s’allume ça et là une paillette frémissante — Arcturus jette à l’occident ses brefs éclairs sur ses terres et sur la mienne — la Grande Ourse scintille au nord et Andromède à l’est — la large lune est couchée sous terre, près du midi du nouveau monde — mais le crépuscule naufragé, ombre irisée du soleil, incline doucement la lumière diurne du nouveau monde vers l’ancien, et la répand sur dix villages blottis dans le feuillage autour de moi et au-delà du fleuve noir qui marmonne sans cesse en lui-même, lente clepsydre où le Temps mesure millénaire après millénaire.
L’étoile claire qui brille comme une goutte de rosée dans l’Épi de la Vierge descend à présent sous l’horizon. Je suis toujours là sur ma terre fleurie, et je pense : « Bonne vieille terre, tu exposes encore au soleil et parmi les fleurs les enfants des hommes, comme la mère expose le nourrisson à la lumière — et tu es complètement enlacée, drapée, recouverte par tes enfants, car les oiseaux se posent su tes épaules, des masses d’animaux circulent autour de tes jambes, des étincelles d’or ailées voltigent dans les boucles de tes cheveux — tu conduis par la main à travers le ciel la haute race des humains, tu nous montres à tous tes aurores, tes fleurs et toute la maison resplendissante du Père éternel, et tu parles de lui à tes enfants qui ne l’ont jamais vu. Mais, bonne mère Terre, il viendra un millénaire où tes enfants seront tous morts, où le soleil t’aura reprise dans son tourbillon de feu, aux cercles de plus en plus proches et dévorants ; alors tu graviteras orpheline autour de ton soleil, tenant des muets sur tes genoux, parsemée de la cendre des morts, déserte et muette ; l’étoile du soir brillera, mais tous les hommes dormiront profondément sur les quatre bras de tes continents, les yeux clos à jamais...
Tous ? Alors puisse une main consolatrice descendre d’en haut et poser résolument le dernier voile sur les yeux solitaires de celui de nos frères qui s’endormira le dernier... »
Déjà le nord se colore des feux du couchant — dans mon âme aussi le soleil s’est couché et une lueur rouge fulgure à l’horizon, et mon moi s’obscurcit ; le monde, sous mes yeux, repose en un profond sommeil et ne peut plus ni parler ni entendre. Il se forme en moi un monde livide d’ossements morts — les heures d’autrefois se pulvérisent — un grondement s’élève, comme si la destruction se déchaînait aux confins de la terre et comme si j’entendais voler en éclats un soleil — le fleuve s’arrête et tout fait silence — un arc-en-ciel noir rampe parmi les orages au-dessus de cette terre abandonnée...
Mais voici qu’une forme apparaît sous l’arche noire, un squelette immense foule les fleurs de juin et s’avance vers ma montagne — il engloutit les soleils, fracasse les terres, écrase une lune et se dresse démesuré jusque dans le néant — ses grands os blancs percent la nuit, il tient deux humains par la main, il me regarde et dit : « Je suis la Mort — je mène de chaque main l’un de tes amis, mais ils sont méconnaissables. »
Ma bouche s’était abattue contre terre, mon cœur était baigné des poisons de la mort ; mais en mourant je l’entendais parler encore :
« Je vais te tuer, toi aussi, maintenant, tu as souvent prononcé mon nom et je l’ai entendu — j’ai déjà réduit en miettes une éternité, ma main s’étend sur tous les mondes et écrase ce qu’elle rencontre ; je descends des astres dans votre coin sombre et sourd, où le salpêtre humain affleure aux murs, et je l’efface... Vis-tu encore, mortel ? »
Alors mon cœur exangue se fondit en une seule larme que je versai sur les tourments de l’humanité — je me redressai brisé et je ne regardai plus le squelette ni ceux qu’il conduisait — je levai les yeux vers Sirius et je criai, au comble de l’angoisse : « Père voilé, me laisseras-tu anéanti ? Cette vie pénible s’achève-t-elle dans un écrasement ? Hélas ! les cœurs réduits en miettes n’auront-ils eu que si peu de temps pour t’aimer ?»
Et voici que du haut du ciel bleu de la nuit se détacha une goutte claire, de la grosseur d’une larme, qui roula en grossissant d’un monde à l’autre. Quand elle passa par la porte noire, gonflée désormais et étincelante de mille couleurs, l’arche se mit à verdoyer et à fleurir comme un arc-en-ciel, et les formes qui l’habitaient avaient disparu. Et quand la goutte, large et brillante comme un soleil, se posa sur cinq fleurs, un feu errant inonda la verte étendue et éclaira un crêpe noir qui avait invisiblement recouvert la terre. Le voile se gonfla, devint une tente immense et fut arraché au monde, il retomba plié comme un suaire et resta aplati au fond d’une tombe. Alors la terre devint un ciel matinal, des étoiles descendit un poudroiement, une chaude averse de points lumineux, à l’horizon apparurent de blanches colonnades plantées en terre — de l’ouest s’avancèrent de petits nuages qui avaient l’orient de la perle, un reflet vert, un éclat rouge, et chaque nuage portait un jeune homme endormi et le zéphyr de son haleine jouant avec le parfum qui s’épanchait comme une brise sur des fleurs, berçait son nuage — les ondes d’une tiède brise vespérale venaient baigner les nuages et les diriger. Et comme une de ces ondes se mêla à mon souffle, mon âme rendue à l’éternel repos faillit se dissoudre — au fond de l’occident une sphère obscure tremblait sous l’averse et l’orage — de l’orient une lumière zodiacale se projetait comme une ombre sur mon sol... Je me tournai vers l’est, et un grand ange calme, de vertu bienheureuse, pareil à la lune levante, me sourit et me demanda : « Me connais-tu ? Je suis l’Ange de la paix et du repos, et tu me reverras à l’instant de mourir. Je vous aime et je vous console, vous les humains, et je connais votre grande douleur. Quand elle est trop grande, je prends sur mon cœur l’âme avec toutes ses blessures, je remporte loin de votre sphère qui se débat là -bas à l’occident et je la dépose endormie sur le moelleux nuage de la mort. »
Hélas ! je connais quelques-unes des formes endormies sur ces nuages !...
« Tous ces nuages et les dormeurs qu’ils portent vont vers le Levant, et dès qu’il se lève, sous forme de soleil, le Dieu grand et bon, ils se réveillent tous et vivent dans la joie éternelle. »
Oh ! voyez ! les nuages à l’orient resplendissent et se fondent en une mer de flamme — le soleil montant approche — tous les dormeurs sourient et semblent se dégager plus vivants du rêve bienheureux dont ils vont s’éveiller…
Ô formes reeonnaissables, éternellement aimées ! quand je reverrai vos grands yeux ivres de ciel...
Le soleil jeta un éclair — Dieu se dressait flamboyant à l’entrée du monde futur — tous les yeux clos s’ouvrirent.
Hélas ! les miens aussi. Ce n’était que le soleil terrestre qui se levait — j’adhérais encore à la sphère inquiétante du Couchant — la nuit la plus courte de l’année avait glissé par-dessus mon sommeil comme si elle avait été la dernière de ma vie.
Soit. Mais aujourd’hui mon esprit se redresse armé de ses forces terrestres — je lève les yeux vers le monde infini qui s’étend au-delà de la vie — mon cœur de limon attaché à une patrie plus pure palpite et s’élance vers ton ciel étoilé, Être infini, vers la constellation de ta forme infinie, et je me sens devenir grand et éternel, grâce à ta voix qui me dit au plus noble de moi-même : Tu ne périras jamais.
Ainsi donc, quiconque se souvient avec moi d’une heure où l’Ange de paix lui apparut et arracha à son étreinte terrestre des âmes chères ; hélas ! quiconque se rappelle l’heure où il lui fut trop pris, qu’il maîtrise sa nostalgie, qu’il regarde avec moi, courageusement, les nuages et dise : Reposez pour le moment sur vos nuées, bien-aimés disparus. Vous ne comptez pas les siècles qui s’écoulent, votre aube et votre soir, aucune pierre ne pèse plus à vos cœurs voilés, sauf la pierre tombale, et celle-ci même ne vous est pas pesante et rien ne trouble votre repos, pas même le souvenir que vous gardez de nous... »
Au fond de l’homme vit une force invincible que la douleur peut étourdir mais non vaincre. C’est pourquoi il endure une vie où le meilleur n’arrive à porter que des feuilles au lieu de fruits, c’est pourquoi il survit à presque toutes les nuits de ce globe terrestre où ceux qu’on aime, échappant à l’étreinte aimante, s’enfuient dans une vie lointaine, ne laissant à celle-ci que l’écho du souvenir, — tels à travers les nuits noires de l’Islande passent des vols de cygnes qu’accompagnent des sons de violon. Mais toi qui as aimé ces deux formes endormies, toi en qui elles m’ont laissé leur ami et le mien, ô cher et éternellement vénéré Christian, reste avec moi ici-bas !