Sami Tchak

Hermina

Togo   2003

Genre de texte
roman

Contexte
Heberto, vient de rencontrer Hermina, jeune fille qui s’adonne à l’écriture à ses heures perdues. Une amitié vient de naître entre lui et cette fille qui le considère comme un maître à penser. Bientôt la relation évolue et la fille semble en attendre plus. Mais le jeune homme résiste. Ce soir, Hermina est passée une fois encore comme d’habitude. Après avoir discuté avec Heberto elle lui laisse un livre et des photos où elle est nue. C’est après avoir reconduit cette fille chez elle qu’Heberto rentre chez lui et fait ce rêve.

Édition originale
Hermina, Paris, Gallimard, 2003, p. 70-73.




Un rêve d’Heberto

Monsieur 12

Heberto laissa passer quinze minutes avant de verrouiller la porte et, après avoir noté dans son carnet : «Je t’ai perdue, douce enfant!», il se coucha sur le vieux matelas de paille. Il ne pensa ensuite qu’à elle, jusqu’à ce que le sommeil l’emportât et qu’il fît un long rêve où il était question d’elle. C’était en plein jour et il était arrivé à l’hôtel Independencia. Toutes les personnes qui se succédaient à la réception de cet hôtel le connaissaient et savaient qu’il ne louait que la chambre 12, au premier étage où conduisait un escalier raide en bois pourri sur lequel les échos des pas faisaient penser à une sarabande d’éléphants. À cause du numéro de la chambre ou parce que la grosse femme qu’il amenait deux fois par semaine dans cet hôtel prétendait qu’il ne s’épuisait jamais avant la 12e envolée, on l’avait surnommé Monsieur 12. Ce jour-là, quand il arriva à la réception, il y avait plus de vingt hommes, tous grands, qui portaient un boubou. Ils se levèrent et se mirent à scander : «Monsieur 12! Monsieur 12!» Flatté par cette ovation, Heberto esquissa un pas de danse et dit : «Oui, je suis 12, moi !»

C’est alors qu’un homme, arrivé dans cet hôtel depuis deux semaines, avait dévalé les marches de l’escalier trois par trois, pour atterrir, furieux, devant le réceptionniste. «Vous mentez, hurla-t-il. Vous êtes tous des menteurs. Ce monsieur ne sonne pas 12, c’est faux!» Il se pointa devant Heberto. C’était un Bulgare. Tout le monde se tut pour le regarder faire son numéro.

— Tu n’es qu’un vantard, toi! dit-il à Heberto

— Je m’en fous des Bulgares, répliqua Heberto avec colère.

— Ne détourne pas la conversation, tu veux? Si tu te crois capable de sonner 12, prouve-le-moi. J’ai de quoi te mettre à l’épreuve.

Juste à ce moment, une adolescente, qui vivait à l’hôtel avec le Bulgare depuis son arrivée, apparut sur l’escalier, portant une petite robe noire sous laquelle on devinait qu’elle n’avait rien. Tous les hommes se levèrent pour la regarder, bouche bée. C’était à cause d’elle qu’ils étaient là. Tous habitaient dans les parages de l’hôtel et ne dormaient plus depuis deux semaines, parce que la jeune femme qui était en train de descendre l’escalier vivait ses orgasmes avec des grondements de tonnerre qui duraient au moins quatre heures.

— Qu’est-ce que tu fais là Hermina? s’enquit Heberto.

— Heberto, je suis avec le Bulgare, le meilleur amant du monde.

— Ah! Hermina, tu connais donc ce farceur ? intervint le Bulgare. Il prétend qu’il sonne 12. Il faut qu’il nous le prouve. Si tu te sens capable, Monsieur 12, allons tout de suite dans la chambre 12, hein?

Heberto ne réfléchit pas deux secondes. «Allons!» hurla-t-il. Le Bulgare saisit Hermina par la taille pour devancer Heberto sur les marches de l’escalier. Tous les hommes étaient debout pour les suivre du regard. Ils arrivèrent au premier étage, maintenant les deux hommes devant Hermina. Alors qu’ils se dirigeaient sans dire un mot vers la chambre 12, ils perçurent derrière eux un tintouin particulier qui fit retourner le Bulgare. «Ah,! Monsieur 12, je crois que nous avons un problème.» Heberto et Hermina se retournèrent en même temps et virent, eux-aussi, tous les hommes qui étaient à la réception maintenant à quelques pas d’eux. Ils étaient nus et avaient rejeté sur leur épaule gauche leur sexe démesuré qui leur retombait dans le dos.

— Monsieur 12, faites quelque chose.

— C’est trop tard, nous avons un problème.

Alors qu’ils exprimaient, en se regardant, leur inquiétude, Hermina avait commencé à ôter sa petite robe noire.

— Qu’est-ce qu’elle fait, Monsieur 12?

— Je crois que nous avons un problème.

Hermina jeta sa petite robe sur le sol, puis nue elle aussi (grande, joues rondes et hanches larges), elle fit face aux hommes nus. Elle leva les bras vers le plafond avant de se mettre à danser le flamenco, après qu’elle avait poussé un cri. Elle dansait de façon assez lascive en s’avançant vers les hommes nus qui s’étaient arrêtés, fascinés par ce corps tendre que leurs sexes démesurés n’avaient pas effrayé.

— Venez, dit-elle, venez, mes chéris!

«Hermina, tu es folle!» hurla le Bulgare qui tenta vainement de la retenir. Elle se débarrassa de lui par une rapide ondulation de son torse et partit au pas de course vers les hommes qui s’étaient mis à déployer leurs sexes comme des tentacules d’un poulpe. Juste à ce moment arriva, avec un gyrophare bleu, une vieille Toyota Corolla rouge, qui avait escaladé l’escalier avec facilité. «La police!» hurla un des hommes nus. Alors, tous se sauvèrent en rembobinant leur sexe. «Nous reviendrons, Hermina! Nous reviendrons !»

— Ouf! souffla le Bulgare. Ils sont arrivés à la bonne heure.

— Mais elle n’était pas en danger, elle le voulait, rectifia Heberto.

Hermina ramassa sa petite robe noire qu’elle serra sur ses seins, le regard tourné vers la voiture rouge dont les portières s’ouvraient lentement. Soudain, des centaines de grosses mouches priapiques surgirent de la voiture rouge, des mouches aussi grosses que des papayes, ayant des sexes aussi démesurés que ceux des hommes nus qui avaient pris la fuite. Avant que le Bulgare et Heberto n’eussent dit un mot, les mouches étaient tombées sur Hermina pour la plaquer sur le sol et la posséder en groupe devant les yeux des deux hommes désarmés. Heberto comprit : «Les mouches la méritent, elles.»

Au bout d’un moment, le sang commença à couler du sexe d’Hermina et à inonder le sol. Elle se mit à hurler de bonheur. Au même moment, une mouche armée de trois sexes d’éléphant lisait, de façon humoristique, un passage de Paradiso de Lezama Lima, le romancier cubain qui, exilé à la fois en lui-même et à l’intérieur de son île, a placé son livre au carrefour de toutes les cultures du monde et en a fait un des grands monuments de la littérature: «Pendant que la classe dodelinait de la tête en écoutant un cours sur le Gulf Stream, Leregas extrayait sa verge avec l’indifférence d’un tableau de Velàzquez où l’on remet une clé sur un coussin; courte comme un dé au début, elle acquérait ensuite, comme sous l’impulsion d’un vent titanesque, la longueur d’un avant-bras de travailleur manuel.» La mouche, tout en agitant les sexes, laissa tomber le roman du Cubain. Elle s’envola dans un grand bourdonnement pour se poser ensuite sur le front d’Heberto. «Toi, je chie sur toi!» lui dit-elle avant d’éclater d’un rire sardonique qui réveilla Heberto.

Texte sous droits.

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