Anonyme

Le livre du Graal

France   1230

Genre de texte
roman en prose

Contexte
Célidoine, jeune fils du roi Nascien, est emporté par une force surnaturelle dans une contrée inconnue. Là, il rencontre le roi Label, un roi païen qui s’intéresse beaucoup à l’enfant et qui cherche à le retenir auprès de lui.Un soir, le roi Label fait un songe dans lequel il voit un serpent cracheur de feu détruire un petit pot de terre cuite empli de terre et de fleurs.
À son réveil, le roi demande à son conseil de savants de lui révéler la signification de son rêve, mais aucun ne peut lui répondre. C’est alors que Célidoine, jusqu’alors assis aux pieds du roi, se lève et explique la vision de Label. Il s’adresse d’abord à toute l’assemblée, puis demande à parler privément avec le roi : celui-ci mourra sous peu.

Texte original

Édition originale
Poirion, Daniel et Philippe Walter (dir.), Le Livre du Graal, Paris, Gallimard, coll. «Littérature française du Moyen Âge», vol. 1, 2001, p. 291-7.




1er songe du roi Label

Le pot aux roses

Quand le roi fut couché, les patrouilles une fois attribuées aux responsables, il s’endormit et aussitôt il lui sembla qu’il était dans un vaste pré verdoyant et beau. Dans ce pré, il y avait un petit pot de terre tout neuf et rempli de mottes. Il était à l’extérieur entouré de fleurs sortant de lui comme d’un arbre naissent par nature banches et feuilles. Le roi regardait ce petit pot, dont il s’émerveillait de voir sortir des fleurs. Ensuite s’en approchait un grand serpent crachant feu et flammes, qui abîmait aussitôt la petite poterie, les fleurs et tout son contenu, de sorte qu’en un rien de temps tout ce qu’il avait vu était anéanti. Au petit matin, quand il s’éveilla, se présentèrent devant lui ses hommes, les sentinelles, pour dire qu’ils avaient, au point du jour, capturé un lion par diverses ruses : il était le plus prodigieux qu’ils eussent jamais vu sur aucun territoire. Le roi leur ordonna de le mettre en cage : ainsi le verrait-il, et le ferait le cas échéant mener sur la terre où il désirait aller. Alors il fit réveiller Célidoine encore endormi car il avait toute la nuit pensé à son père et n’avait pas fermé l’œil. Et quand il fut prêt, le roi le fit amener devant lui, et celui-ci s’assit à ses pieds. Alors Label convoqua tous les plus savants maîtres de la compagnie. Une fois qu’ils furent tous assemblés, il leur dit :

«Seigneurs, il m’est arrivé cette nuit dans mon sommeil une aventure si prodigieuse que je ne serai pas content avant de savoir le sens de la vision, à quoi elle peut aboutir ; c’est pourquoi je vous ai fait venir devant moi, pour vous entendre me le dire, à votre avis, ce qu’il pourra m’en arriver.» Alors il leur fit l’exact récit de ce qu’il avait vu dans son sommeil, avec ordre de lui révéler comment cela pourrait tourner. Ils s’appliquèrent tous à l’interprétation. Après mûre réflexion, ils répondirent n’y pouvoir discerner rien de certain. «Certes, estima le roi, j’en suis fâché : la vision ne peut qu’avoir une grande valeur de signe! – Sur notre foi, répliquèrent-ils, nous n’en dirons pas davantage : nous refusons de vous faire accroire une chose dont nous ne serions pas sûrs.» Le roi assura qu’il n’insisterait pas, puisqu’il ne pouvait rien apprendre de plus. Célidoine, assis à ses pieds, entendant le récit de la vision qu’il avait fait à ses hommes, ceux qui étaient censés le conseiller, et les voyant incapables d’en rien dire de sûr, se mit aussitôt debout pour parler au roi, et lui dit si haut que tous purent bien l’entendre :

«Roi Label, puisque ces hommes ne savent pas te conseiller sur ce sujet, c’est moi qui vais te l’enseigner comme le Haut-Maître vient de me l’apprendre. Tu as vu dans ton songe un beau pré verdoyant, et dans ce pré il y avait un petit pot entouré de fleurs, et tout ce qu’il contenait ressemblait à des mottes de terre. Je vais maintenant t’expliquer ce que cela signifie : je ne le tiens pas de ma science propre, car je suis trop jeune encore et d’âge trop modeste pour connaître une si grande chose. Mais convaincs-toi que le Saint-Esprit qui montre ses secrets et ses grands mystères à ses pasteurs et à ses serviteurs me l’a, par sa douce pitié, révélé, et c’est pour cela que je vais t’en faire clairement la démonstration si tu veux m’écouter. Le pré que tu as vu signifie le monde où nous sommes ; il verdoie, autant dire qu’il plaît, et inspire le désir à tous ceux qui y sont, qui en jouissent et s’en satisfont, les pécheurs qui, vautrés dans les grands péchés mortels, s’adonnent aux turpitudes les plus basses ; ceux-ci l’aiment bien : ils ont le sentiment qu’il ne prendra jamais fin, qu’il durera toujours au contraire, et qu’ils conserveront grand pouvoir et grande force ; et ils prennent leur plaisir à ce que désire leur malheureux ventre. Mais celui qui considère ce pré comme il est peut clairement le voir semblable à celui qui au matin est verdoyant et fleuri ; au soir, quand la chaleur du soleil s’y est un peu attardée, on peut le voir mort, flétri, desséché de même que le corps de l’homme quand l’âme en est partie.

«Par l’explication que je te fournis, tu peux voir ce que le pré signifie. Tu dois savoir après que le petit pot, chose fragile, mauvaise, d’assez pauvre substance pour se briser au moindre accident, et que le Potier fit avec le limon de la terre méprisable et mauvaise, signifie l’homme, si pauvre créature, provenant d’une si mauvaise semence qu’il est aussi faible et pauvre que le pot, qui se brise facilement : tout aussi faible est l’homme. Tantôt il est, et tantôt il n’est pas. Par le petit pot que tu as vu dans ton songe, c’est toi qui es signifié, roi Label ; quant aux fleurs qui en sortaient pour l’entourer, tu peux en entendre une grande merveille. Considère donc la fleur dans sa réalité : comme toi, je n’en ai jamais vu qui ne flétrît et dont la beauté ne fût passée en peu de temps, à part la Fleur appelée Vierge Marie. La beauté de cette dernière ne fut jamais mise à mal ni abîmée, au contraire il arriva que, là où toutes les fleurs sont déflorées et violées, à la conception et à l’enfantement, cette Dame sauva si dignement sa fleur que jamais la blancheur de sa virginité ne fut abîmée ni mise à mal, de sorte que tu n’as pas vu, dans ton songe, le symbole de cette fleur pérenne en sa valeur et en sa beauté. Celles que tu as vues mouraient à la moindre chaleur : tu en as autour de toi beaucoup de comparables, à défaut de savoir leurs noms. On les appelle beauté, prouesse, courtoisie, et autres vertus dont tu as maintes fois entendu dire qu’elles font paraître les hommes plus aimables et mieux dotés de qualités les uns que les autres, comme l’un est mieux pourvu de qualités terrestres que les autres : de fleurs ainsi appelées tu es sans aucun doute pourvu aussi généreusement qu’on peut l’être en ce monde. Tu es en effet beau et jeune – non pas pour Dieu, mais pour l’ennemi que tu as servi tous les jours de ta vie ; très preux également, et bon et courtois chevalier ; avec cela, tu as tant de qualités que tu es le plus aimable mécréant que je connaisse ici-bas.

«Tu viens d’entendre la signification du petit pot, et des fleurs autour. Je vais maintenant te montrer ce dont la motte de terre est le signe. La terre amassée à l’intérieur du pot signifie la grande charge des péchés mortels que l’homme, pour son malheur, accumule chaque jour en lui refusant de se corriger quels que soient les préceptes ou les encouragements qu’on lui prodigue : ce trésor et cet amoncellement, tu les as acquis dès lors que tu es sorti du ventre de ta mère. Car jamais, depuis ta naissance, tu n’as rien fait, par parole ni par action, qui ne fût contre ton Créateur ; et puisque tu as ensuite péché tous les jours et amoncelé mal sur mal, le petit pot devait bien t’apparaître, dans ton songe, plein de terre. Je vais maintenant te révéler ce que tu dois entendre par le serpent. Le serpent est le signe de la mort, pour l’âme si cruelle et si impitoyable compagne que, tout aussitôt qu’elle vient voir le corps, elle lui enlève tout ce qu’il a, les fleurs, le plaisir et la joie du monde. Si elle ne le trouve pas bien pourvu de qualités qui mènent l’homme à la joie des cieux, à la joie éternelle, il est précipité dans la maison des ténèbres, appelée enfer.

«Tu peux voir maintenant la signification du songe ; je te l’ai expliquée, comme le Haut-Maître me l’enseignée. Sois sûr que tu n’es pas plus estimable, à user de ta personne avec une telle bassesse, que le petit pot plein de terre. Afin que tu portes encore plus de crédit à ce que je vais de dire, sache que je vais te conter aujourd’hui même une certaine chose que tu as faite il n’y a pas si longtemps, et dont personne, crois-tu, n’est au courant hormis toi seul ; mais c’est ainsi : le sait Celui à qui on ne peut rien cacher, et il m’en a déjà fait part.» À ces mots, le roi, déconcerté, rougit de honte : «Allons, qu’ai-je fait que j’imagine être seul à connaître? – Je vais te le dire, répliqua Célidoine, mais en privé ; cependant j’ai quelque chose à te révéler devant tous tes barons : t’en instruit par moi le Haut-Maître, Celui qui connaît l’avenir. Le serpent de ton songe est le signe que tu es sur le point de mourir. – Comment, s’écria le roi, vais-je donc mourir? – Assurément, répondit Célidoine : d’ici à trois jours tu auras quitté ce monde. Réfléchis donc à la décision que tu prendras pour toi-même ; et je vais t’en donner de bonnes preuves pour que tu m’en croies mieux.» Alors, le tirant à part, loin de ses barons, il lui dit : «Roi, le Haut-Maître te commande de devenir chrétien et de recevoir la nouvelle loi, à telles enseignes que tu as tué le premier jour de mai ta sœur, parce qu’elle ne voulait pas tolérer que tu couchasses avec elle. Voyant qu’elle refusait de subir ta volonté, tu lui as coupé la tête et tu as jeté le corps dans la mer et la tête après. Tu as sans aucun doute commis ce meurtre si secrètement que personne ne l’apprit sauf Celui qui sait tout, et à qui l’on ne peut rien cacher ; mais il me l’a annoncé et révélé par sa très grande grâce.»

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