Anonyme
Le livre du Graal Genre de texte Contexte Texte original Édition originale
roman en prose
Désormais converti au christianisme, le roi Label demande aux chrétiens qui ont assisté à son baptême de lui expliquer la signification d’un rêve qu’il a fait récemment dans lequel il était convoqué à un procès où il aura à se défendre des accusations de gens inconnus. C’est l’ermite Séraphé qui révèle au roi que ce rêve symbolise la mort et le dernier jugement.
Poirion, Daniel et Philippe Walter (dir.), Le Livre du Graal, Paris, Gallimard, coll. «Littérature française du Moyen Âge», vol. 1, 2001, p. 313-15.
Le Jugement dernier
Cette nuit-là , ils parlèrent ensemble de maintes choses, et les hommes de bien enseignèrent au roi Label nombre de points du christianisme et de la loi, et lui énoncèrent les commandements de la sainte Église. Et finalement le roi les supplia : «Seigneurs, pour Dieu, je vous prie de me dire la vérité, si vous en êtes certains, sur une vision qui m’est arrivée récemment.
— Racontez donc votre vision, dit l’ermite, et je vous expliquerai ce que Notre-Seigneur m’en aura enseigné. — Seigneur, il me semblait être assigné en justice devant un homme important, auprès de qui je devais être accusé par je ne sais quelles gens. Au moment d’aller au procès, j’invitai tous mes amis et ceux que j’avais servis à venir m’aider. Mais tous manquèrent à l’appel excepté trois, dont l’un me prêtait un manteau pour m’habiller, pour m’éviter d’être éconduit. L’autre me conduisait jusqu’à une maison que je n’avais jamais vue, et me laissa à l’intérieur. Le troisième m’accompagnait chez l’homme important ; il me montra un écrit, une charte par laquelle il m’acquittait de toutes les affaires constituant la demande du seigneur par qui j’étais accusé. Seigneur, continua le roi, telle fut la vision que j’ai eue voilà peu de temps : aussi je vous prie de m’en donner à entendre la vérité si vous la savez. – Certes, dit l’ermite, volontiers. Écoute donc, roi Label : le manteau qu’on te prêtait signifie la pauvre vêture qu’on donne pour habiller l’homme quand on le met en terre. C’est le dernier manteau ; cet équipement, on l’appelle suaire : on doit l’appeler le costume mortuaire – et maintes fois cet équipement est donné plus pour ceux qui demeurent que pour ceux qui s’en vont. Le deuxième ami, qui te convoyait jusqu’à la maison, symbolise les parents du mort, qui conduisent le corps du défunt jusqu’à la fosse. La fosse, il est bien normal de l’appeler maison inconnue : nous qui sommes dans cette vie mortelle, nous ignorons ce que nous y trouverons, et nous ne la connaissons en rien jusqu’à présent. Y entrons-nous, nous ne savons encore que dire : par conséquent on doit bien appeler cette maison inconnue, et maison à nos yeux à nulle autre pareille.
«Le troisième ami, qui dans la pire détresse te faisait compagnie et te montrait une charte par laquelle il t’acquittait de toutes les affaires formant la demande de l’homme important, signifie les bonnes œuvres que l’homme de bien fait en sa vie ; il est pareil au bon légiste qui hardiment défend la cause de son ami pour la mener à bonne fin. Les fils, les filles et les autres parents laissent dans la fosse celui qu’ils convoient en personne aimée, cessant de l’accompagner au-delà . Qui répondra pour lui de tout ce qu’il aura eu dans ce monde, de tout ce qu’il savait, de tout ce qu’il pouvait? Il n’emportera rien, devant l’homme important, de toute sa richesse, si ce n’est seulement une charte, où seront consignées ses bonnes et ses mauvaises actions ; si le bien excède le mal, il le disculpera et le délivrera de tout ce qu’on lui demandera ; et si les maux sont plus nombreux que les biens, le mal, qui toujours pesant tire l’homme vers le bas, l’entraînera de sorte qu’il trébuche jusque dans la ténébreuse maison d’enfer.
«Roi Label, je t’ai donc exposé ce que je crois être la signification de ton songe. À toi de me répondre s’il te semble que j’aie dit la vérité. – Certes, estima le roi, personne en ce monde ne me l’aurait mieux expliquée, je pense, si Celui même qu’on appelle Jésus-Christ ne l’avait instruit.»