François de Chateaubriand

Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris

France   1812

Genre de texte
récit

Contexte
Chateaubriand retrace un passage de la République de Cicéron appelé « Songe de Scipion ». Massinissa, célèbre roi Numide, invite Scipion Émilien à sa cour et lui parle des exploits de Scipion l’Africain, un célèbre général romain dont Émilien est le petit-fils adoptif. À la suite de cette conversation, Émilien fait un songe lui annonçant sa victoire future contre Carthage qu’il rasera.

Texte témoin
BNF Gallica. Reproduction de l\\'éd. de Paris : Garnier, 1861.




Le songe de Scipion

Évocation littéraire

J'aborde Massinissa. Le vieillard me reçoit dans ses bras et m'arrose de ses pleurs. Il lève les yeux au ciel, et s'écrie : Soleil, dieux célestes, je vous remercie! Je reçois, avant de mourir, dans mon royaume et à mes foyers le digne héritier de l'homme vertueux et du grand capitaine toujours présent à ma mémoire.

La nuit, plein des discours de Massinissa, je rêvai que l'Africain s'offrait devant moi : je tremblais, saisi de respect et de crainte. L'Africain me rassura, et me transporta avec lui au plus haut du ciel, dans un lieu tout brillant d'étoiles. Il me dit :

«Abaissez vos regards et voyez Carthage : je la forçai de se soumettre au peuple romain; dans deux ans vous la détruirez de fond en comble, et vous mériterez par vous-même le nom d'Africain que vous ne tenez encore que de mon héritage... Sachez, pour vous encourager à la vertu, qu'il est dans le ciel un lieu destiné à l'homme juste. Ce qu'on appelle la vie sur la terre, c'est la mort. On n'existe que dans la demeure éternelle des âmes, et l'on ne parvient à cette demeure que par la sainteté, la religion, la justice, le respect envers ses parents et le dévouement à la patrie. Sachez surtout mépriser les récompenses des mortels. Vous voyez d'ici combien cette terre est petite, combien les plus vastes royaumes occupent peu de place sur le globe que vous découvrez à peine, combien de solitudes et de mers divisent les peuples entre eux! Quel serait donc l'objet de votre ambition? Le nom d'un Romain a-t-il jamais franchi les sommets du Caucase ou les rivages du Gange? Que de peuples à l'orient, à l'occident, au midi, au septentrion, n'entendront jamais parler de l'Africain! Et ceux qui en parlent aujourd'hui, combien de temps en parleront-ils? Ils vont mourir. Dans le bouleversement des empires, dans ces grandes révolutions que le temps amène, ma mémoire périra sans retour. O mon fils! ne songez donc qu'aux sanctuaires divins où vous entendez cette harmonie des sphères qui charme maintenant vos oreille; n'aspirez qu'à ces temples éternels préparés pour les grandes âmes et pour ces génies sublimes qui pendant la vie se sont élevés à la contemplation des choses du ciel.» L'Africain se tut, et je m'éveillai.

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