Étienne Pivert de Senancour

Obermann

France   1840

Genre de texte
prose essai

Contexte
Le récit se situe à la fin du texte formé de 89 lettres, dans la lettre lxxxv (Imenstrom, 12 octobre, neuvième année).

Inadapté à la vie en société, Oberman part en voyage dans le but de trouver la paix intérieure. Il confie ses impressions et réflexions par lettre à un ami. Il fait ce commentaire sur les songes alors qu'il se trouve dans une maison de campagne isolée, rongé par l'ennui et par le désespoir de n'avoir pas trouvé la tranquillité et le bonheur qu'il cherchait.

Texte témoin
Observations, T. 1, Michaut, Paris, Société nouvelle de librairie et d\\'édition, 1913, pages 200-203.




Impressions de voyage

Puissance des rêves

D'autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable; je ne dors ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J'aime à mêler, à confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un peu de l'agitation douce que laisse un songe animé, effrayant, singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence pittoresque qui amusent l'imagination. Le génie de l'homme éveillé n'atteindrait pas à ce que lui présentent les caprices de la nuit.

Il y a quelque temps que je vis une éruption de volcan; mais jamais l'horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi épouvantable, aussi belle. Je voyais d'un lieu élevé; j'étais, je crois, à la fenêtre d'un palais, et plusieurs personnes étaient auprès de moi. C'était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La Lune et Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés rapidement, quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la Terre; il paraissait plus grand que la Lune, et son anneau, blanc comme le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très-éloignée, mais bien visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et les cieux. J'examinais : un vent terrible passe sur la campagne, enlève et dissipe culture, habitations, forêts; et en deux secondes ne laisse qu'un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu intérieur. Alors l'anneau de Saturne se détache, il glisse dans les cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute cime des neiges; et en même temps elles sont agitées et comme travaillées dans leurs bases; elles s'élèvent, s'ébranlent et roulent sans changer, comme les vagues énormes d'une mer que le tremblement du globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés, et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés selon qu'ils s'élevaient ou s'abaissaient dans leur mouvement lugubre; et ce grand désastre s'accomplissait au milieu d'un silence plus lugubre encore. Vous pensez sans doute que dans cette ruine de la terre, je m'éveillai plein d'horreur avant la catastrophe; mais mon songe n'a pas fini selon les règles. Je ne m'éveillai point; les feux cessèrent, l'on se trouva dans un grand calme. Le temps était obscur; on ferma les fenêtres, on se mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d'artifice, et mon rêve continua.

J'entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà familières et dont nous avons fait l'épreuve; mais je pense que ce composé n'a souvent pas d'autre rapport avec le passé. Tout ce que nous imaginons ne peut être formé que de ce qui est; mais nous rêvons, comme nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n'ont souvent, avec ce que nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir.

Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y pensions durant l’intervalle qui s’écoule entre ces diverses époques. J’ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux des Alpes, plus beaux que ceux que j’aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d’une des premières villes de l’Europe. L’aspect du pays différait essentiellement de celui des terres qui environnent réellement cette capitale, que je n’ai jamais vue; et toutes les fois que j’ai rêvé qu’étant en voyage, j’approchais de cette ville, j’ai toujours trouvé le pays tel que je l’avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être. Douze ou quinze fois peut-être, j’ai vu en rêve un lieu de la Suisse que je connaissais déjà avant le premier de ces rêves; et néanmoins, quand j’y passe ainsi en songe, je le vois très différent de ce qu’il est réellement, et toujours comme je l’ai rêvé la première fois.

Il y a plusieurs semaines que j’ai vu une vallée délicieuse, si parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu’il en existe de semblables. La nuit dernière je l’ai vue encore, et j’y ai trouvé de plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte d’une petite cabane fort misérable. Je vous attendais, m’a-t-il dit; je savais que vous deviez venir; dans quelques jours je n’y serai plus, et vous trouverez ici du changement. Ensuite nous avons été sur le lac, dans un petit bateau qu’il a fait tourner en se jetant dans l’eau. J’allai au fond; je me noyais et je m’éveillai.

Fonsalbe prétend qu’un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s’accomplisse, nous avons arrêté que si je trouve jamais un pareil lieu, j’irai sur l’eau, pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et qu’il n’y ait point de vieillard.

Page d'accueil

- +