Étienne Pivert de Senancour

Obermann

France   1840

Genre de texte
prose

Contexte
Le récit se situe au milieu du texte formé de 89 lettres, dans la lettre xlvi écrite à Lyon le 5 août de la sixième année.

Inadapté à la vie en société, Oberman part en voyage dans le but de trouver la paix intérieure. Il confie ses impressions et réflexions par lettre à un ami. Il fait ce commentaire sur les songes alors qu'il se trouve à Lyon, pour illustrer une théorie selon laquelle « les choses de la vie sont indiquées, préparées et mûries dans une marche progressive dirigée par une force inconnue » qui « nous égare afin de varier le monde ».

Texte témoin
Michaut, T.2, Paris, Société Nouvelle de Librairie et d'édition, 1913, pp. 218-219.




Des rêves de jeu

Une étrange série de nombres

Voici des faits sur un objet où les probabilités peuvent être calculées rigoureusement, des songes relatifs à la loterie de Paris. J'en ai connu douze ou quinze avant les tirages. La personne âgée qui les faisait n'avait assurément ni le démon de Socrate, ni aucune donnée cabalistique; elle était pourtant mieux fondée à s'entêter de ses songes que moi à l'en dissuader. La plupart furent réalisés : il y avait au moins vingt mille à parier contre un que l'événement ne les justifierait pas ainsi. Elle fut séduite, elle rêva encore; elle mit, et rien alors ne se réalisa.

On n'ignore pas que les hommes sont trompés par de faux calculs et par la passion; mais, dans ce qui peut être supputé mathématiquement, est-il bien vrai que tous les siècles croient à ce qui n'a en sa faveur qu'autant d'incidents que le hasard en doit donner?

Moi-même, qui assurément ne m’occupais guère de ces sortes de rêves, il m’est arrivé trois fois de rêver que je voyais les numéros sortis. Un de ces songes n’eut point de rapport avec l’événement du lendemain; le second en eut un aussi frappant que si l’on eût deviné un nombre sur quatre-vingt mille. Le dernier fut plus étrange; j’avais vu dans cet ordre : 7, 39, 72, 81... je n’avais pas vu le cinquième numéro, et quant au troisième, je l’avais mal discerné; je n’étais pas assuré si c’était 72 ou 70. J’avais même noté tous deux, mais je penchai pour le 72. Cette fois, je voulus mettre au moins le quaterne, et je mis 7, 39, 72, 81. Si j’eusse choisi le 70, j’eusse eu le quaterne, ce qui est déjà extraordinaire, mais ce qui l’est bien davantage, c’est que ma note, faite exactement selon l’ordre dans lequel j’avais vu les quatre numéros, porta un terne déterminé, et que c’eût été un quaterne déterminé, si, en hésitant entre le 70 et le 72, j’eusse choisi le 70.

Est-il dans la nature une intention qui leurre les hommes, ou du moins beaucoup d’hommes? Serait-ce un de ses moyens, une loi nécessaire pour les faire ce qu’ils sont? Ou bien, tous les peuples ont-ils été dans le délire en trouvant que les choses réalisées surpassaient évidemment l’occurrence naturelle? La philosophie moderne le nie, elle nie tout ce qu’elle n’explique pas. Elle a remplacé celle qui expliquait ce qui n’était point. Je suis loin d’affirmer, de croire positivement, qu’il y ait en effet dans la nature une force qui séduise les hommes, indépendamment du prestige de leurs passions; qu’il existe une chaîne occulte de rapports, soit dans les nombres, soit dans les affections, qui puisse faire juger, ou sentir d’avance, ces choses futures que nous croyons accidentelles.

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