Marian Engel

Bear

Canada   1976

Genre de texte
Roman

Contexte
Lou repense à ses amours antérieures, au vide de sa vie passée. Toujours plus amoureuse de son ours, elle ne vit plus que pour lui. En même temps, elle se sent coupable d’avoir tenté de s’unir à lui et a conscience d’avoir enfreint un tabou. Elle se sent nulle et vide, démoralisée. Elle se couche sans avoir mangé ni nourri l’ours. Elle fait alors ce rêve, qui arrive vers la fin du récit.
Ce rêve va servir de point tournant, mais ne met pas un terme à son idylle avec l'ours: il faudra pour cela une autre rencontre douloureuse avec l'animal. On trouve des allusions à des événements de la vie passée de l’archiviste, qui se laissait prendre par le directeur de l’Institut sur son bureau, où, la première fois, des cartes anciennes étaient étalées.
Au réveil, Lou se regarde dans le miroir et ne se reconnaît plus. Elle va aller retrouver Homer pour renouer avec une sexualité normale. Puis elle va préparer son départ de l’île, et inaugurer une nouvelle étape dans sa vie, car elle ne retournera pas à l’Institut.

Notes
Marian Engel avait commencé à noter ses rêves à partir de 1973. Malheureusement, ceux-ci n’ont pas été retenus par l’éditrice de ses cahiers (Marian Engel’s Notebooks, ed. by Christl Verduyn, Wilfrid Laurier University Press, 1999, p. 382). Comme ces cahiers sont accessibles au public à la bibliothèque de McMaster (Hamilton, ON), appel est lancé aux collaborateurs et collaboratrices bénévoles qui seraient intéressés à en faire la transcription pour www.reves.ca.

Commentaires
On retrouve le fantasme de la dévoration présent dans le rêve précédent. Le Diable représente le Surmoi, la conscience coupable, qui morigène la femme de s'être laissée entraîner par les instincts primaires du Ça. La cohérence du discours permet de penser que l'on se trouve ici en présence d'un rêve lucide, où le personnage est sur le point de se réveiller.

Texte original

Texte témoin
Bear, Toronto, McClelland and Stewart, 1976, p. 122-124. Notre traduction.

Couverture de l'ouvrage publié par David R. Godine en 1987. Ouvrage disponible sur GoogleBooks.




Lou (3)

Bestiale avec style

Elle alla au lit sans souper, sans nourrir l’ours. Dans son rêve, des personnes en vert coupaient le vent et réclamaient des parties de son corps pour les manger. «C’est à moi! C’est à moi! Non, ce morceau est trop vieux. Celui-ci est trop abîmé. Elle a des poils sur la poitrine. Emporte-la.»

Les chevaux qui tiraient le soleil s’arrêtèrent et piaffèrent. Le conducteur de char les frappa de son fouet. «Ni la neige, ni le vent, ni la pluie», leur disait-il en bafouillant. «Hue, dia, Tarzan. Hue, dia, Tony. C’est une joyeuse journée, allez-y, les gars.» Puis, quand il vit le morceau de chair qui les intimidait, il dirigea l’axe de ses roues dans une autre direction et il ne faisait pas jour à cet endroit.

Elle savait qu’elle devait se cacher, mais il n’y avait pas de creux, pas d’ours. Elle se refroidit dans l’eau, en se mettant en boule et en s’étirant, en tendant les muscles et en les détendant, car elle savait qu’elle était venue de l’eau. Elle se suçait les orteils et les doigts en faisant semblant d’être à peine née. Les vagues continuaient à lécher le rivage.

«Ce n’était pas très malin», dit le Diable dans la nuit, «de commettre un acte de bestialité avec un vieil animal de compagnie tout à fait défraîchi. Un tatou, en fait, pourrait au moins avoir été original; un peu plus un défi. La bestialité est très bien en soi, mais il faut le faire avec style. Tu n’as jamais rien fait avec style, n’est-ce pas ? Tu n’es qu’une sorte de vieille bâche de femme, tu n’as aucune originalité, aucune grâce. Quand ton amant s’en est allé avec cette petite fille encore verte, tu as dit les choses les plus vulgaires, tu as écrit sur les trottoirs avec une craie comme un enfant, alors que tu aurais pu dire à la place qu’il n’était pas un beau parti. Après cela, tu as couru après le patron — imagine ça, avoir aussi peu d’imagination — et quand il t’a baisée, tu as fait en sorte que ce ne soit pas sur les cartes les plus précieuses. Tu n’as aucune fierté, aucun respect de toi. Un abominable homme des neiges aurait pu être recherché, ou tu aurais pu essayer quelque chose de plus raffiné, comme une intéressante sorte de campagnol d’eau. L’os pénien du lemming, sais-tu, ne peut être vu que sous une loupe. Il y a un prêtre dans l’Arctique qui en a une collection; j’aurais pu t’en parler, si seulement tu avais écouté. L’ennui avec vous, les filles de l’Ontario, c’est que vous ne réussissez jamais à acquérir le moindre raffinement. Tu te trompes toi-même avec cet ours : il est à peu près aussi intéressant qu’une ottomane : que toi, en fait. Sois une bonne fille, maintenant, et va-t-en. Aucune étoile ne tombera à portée de toi.»

L’ours vint vers elle. Son souffle était infiniment lourd et doux. Elle prit conscience qu’il la surveillait. C’était le matin. Il devait être affamé. Elle se leva lentement avec lourdeur et ouvrit pour eux deux une boîte de haricots. Ils les mangèrent froids.

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