Léon Tolstoï

La Guerre et la Paix

Russie   1869

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce rêve se trouve au livre IV, 3e partie, chapitre X.

Petia est le jeune frère de Nicolas Rostov. Il a réussi à s’enrôler dans l’armée russe qui combat Napoléon, alors que celui-ci a maintenant quitté Moscou et fait retraite. Envoyé en mission auprès d’un détachement de partisans, Petia apprend qu’il est question d’attaquer une unité de Français le lendemain à l’aube. Il obtient la permission d’y participer.

Au cours de l’expédition, Petia se lancera, le sabre à la main, contre l’ennemi et sera tué d’une balle dans la tête. Le rêve de toute-puissance, où Petia dirige un orchestre alors même qu’il ignore la musique, annonce ce fatal comportement d’adolescent qui se croit immortel.

Notes
Le sabre : il s’agit du sabre de Petia qu’il a donné à aiguiser à un soldat près de lui, Likhatchov.

Texte témoin
Traduction française d'Elisabeth Guertik, Lausanne, Éditions Rencontre, 1971, vol. 4, p. 86-87.




Rêve de Petia

Il dirige un orchestre

Petia commençait à fermer les yeux et à se balancer. Les gouttes tombaient. On entendait parler à voix basse.

Des chevaux hennirent et se battirent. Quelqu’un ronflait.

- Zig, zig, zig, zig ... sifflait le sabre qu’on aiguisait.

Et soudain Petia entendit un orchestre harmonieux qui jouait un hymne inconnu, d’une suavité solennelle. Petia était musicien comme Natacha et plus que Nicolas, mais il n’avait jamais étudié la musique, il ne pensait jamais à elle, aussi les mélodies qui lui venaient spontanément à l’esprit lui paraissaient-elles particulièrement nouvelles et attrayantes. La musique devenait de plus en plus distincte. La mélodie s’amplifiait, passait d’un instrument à un autre. C’était ce qu’on appelle une fugue, bien que Petia n’eût pas la moindre idée de ce qu’est une fugue. Chaque instrument, semblable tantôt au violon, tantôt aux trompettes, mais mieux et plus purement que le violon et les trompettes, chaque instrument jouait son propre air et, sans l’achever, se fondait en un autre qui commençait presque la même chose, puis en un troisième, un quatrième, et ils se fondaient tous en un seul, et de nouveau s’éparpillaient pour se fondre encore, tantôt en un chant solennel d’église, tantôt en un chant éclatant de victoire.

« Ah ! mais c’est en rêve, se dit Petia en basculant en avant. C’est dans mes oreilles. Mais peut-être est-ce ma propre musique. Allons, encore. Joue, ma musique! Allons ! ... »

Il ferma les yeux. Et de différents côtés, comme venant de loin, des sons vibrèrent, s’accordant, s’éparpillant, se mêlant, et de nouveau tout se fondit dans le même hymne suave et solennel. « Ah ! comme c’est merveilleux! Autant que je veux et comme je veux », se dit Petia. Il essaya de diriger ce chÅ“ur immense d’instruments.

« Allons, doucement, plus doucement, en sourdine maintenant ». Et les sons lui obéissaient. « Et maintenant plus d’ampleur, plus gaiement. Encore, encore plus joyeusement ». Et d’une profondeur inconnue montaient des sons solennels qui s’amplifiaient. « Allons, les voix, joignez-vous ! » ordonna Petia. Et de loin arrivèrent des voix d’abord masculines, puis féminines. Les voix s’enflaient, s’enflaient toujours dans un mouvement régulier, solennel. Petia écoutait avec crainte et joie leur beauté indicible.

Le chant se fondait dans la marche solennelle et triomphale, et les gouttes tombaient, et le sabre sifflait zig, zig, zig ... et de nouveau des chevaux se battirent et hennirent sans troubler le chœur mais en s’y associant.

Petia ne savait pas depuis combien de temps cela durait: il savourait sa joie, s’en étonnait sans cesse et regrettait de n’avoir personne avec qui la partager. Il fut réveillé par la voix affable de Likhatchov.

- C’est prêt, Votre Honneur, vous allez pouvoir fendre un Français en deux.

Petia revint à lui.

Il fait jour, vraiment il fait jour! s’écria-il.

Page d'accueil

- +