Léon Tolstoï

La Guerre et la Paix

Russie   1869

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce rêve se trouve au livre IV, 3e partie, chapitre XIV.

Pierre a été fait prisonnier par les Français à Moscou et il se trouve maintenant dans une colonne qui fait retraite. Celle-ci sera attaquée par un détachement de cosaques et Pierre sera libéré. C’est au cours de cette attaque que meurt le jeune Petia (fiche précédente). Ce rêve marque l’étape finale de l’itinéraire spirituel de Pierre. Il sera dès lors capable de vivre et d’aimer.

Notes
Fils d’un riche prince russe, Pierre a été éduqué en Suisse et en France.

Karataiev : vieux paysan fait prisonnier par les Français en même temps que Pierre et avec qui ce dernier se lie d’amitié. Inculte, il incarne la bonté et la sagesse primitive, spontanée. Malade et incapable de suivre le convoi, il a été exécuté le matin même par les soldats français.

Texte témoin
Traduction française d'Elisabeth Guertik, Lausanne, Éditions Rencontre, 1971, vol. 4, p. 207-208.




Rêve de Pierre (5)

Le sens de la vie

Le dépôt, les prisonniers, les bagages du maréchal firent halte au village de Chamchevo. Tout se pressa auprès des feux. Pierre s’approcha d’un feu, mangea un morceau de viande de cheval, s’étendit le dos à la flamme et s’endormit aussitôt. Il dormait de nouveau du même sommeil qu’à Mojaïsk, après Borodino.

De nouveau, les événements réels se confondaient avec le rêve et de nouveau quelqu’un, lui-même ou un autre, lui disait des pensées, et c’était les mêmes pensées qu’à Mojaïsk.

« La vie est tout. La vie est Dieu. Tout se déplace et se meut et ce mouvement est Dieu. Et tant qu’il y a la vie, il y a la joie de la conscience intime de la divinité. Aimer la vie c’est aimer Dieu. Le plus difficile et le plus méritoire est d’aimer cette vie dans ses souffrances, dans ses souffrances imméritées. »

« Karataiev !» se souvint Pierre.

Et brusquement Pierre vit devant lui, comme s’il était vivant, le doux vieillard depuis longtemps oublié qui, en Suisse, lui enseignait la géographie. « Attends », dit le vieillard. Et il montra à Pierre un globe terrestre. Ce globe était une sphère vivante, mouvante, qui n’avait pas de dimensions. Toute sa surface se composait de gouttes d’eau étroitement serrées entre elles. Et toutes ces gouttes bougeaient, se déplaçaient, et tantôt plusieurs se formaient en une seule, tantôt une seule se divisait en de nombreuses autres. Chaque goutte cherchait à s’étaler, à occuper le plus grand espace, mais les autres voulant en faire autant la serraient, parfois l’absorbaient, parfois se confondaient avec elle.

- Voilà la vie, dit le vieux professeur.

« Comme c’est simple et clair, pensa Pierre. Comment ai-je pu ne pas le savoir plus tôt ? »

- Au centre est Dieu et chaque goutte cherche à s’étendre pour Le refléter dans les plus grandes dimensions. Et elle grandit, se répand, se resserre et disparaît à la surface, descend au fond et remonte de nouveau. Voici Karataiev, il s’est répandu et il a disparu: Vous avez compris, mon enfant ? dit le professeur.

- Vous avez compris, sacré nom ! cria une voix, et Pierre se réveilla.

Il se souleva et s’assit. […]

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