Léon Tolstoï

La Guerre et la Paix

Russie   1869

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce rêve se trouve au livre IV, Épilogue, 1re partie. Il clôt le récit principal et peut être considéré comme le point d’orgue du récit, car la seconde partie de l’épilogue ne contient que des considérations de philosophie de l’histoire.

Le jeune prince Nicolas est maintenant âgé de 13 ans. Il est le fils du prince André, mort alors qu’il n’avait que six ans et était déjà orphelin de sa mère, morte en couches. Élevé par sa tante Maria, il éprouve une admiration sans borne pour son oncle Pierre, mari de Natacha. En revanche, il n’aime guère son oncle, le comte Nicolas Illitch Rostov, frère de Natacha et mari de Maria.

Notes
Araktcheiev : ministre de la guerre, homme redouté, que l'oncle Pierre juge sévèrement.

Texte témoin
Traduction française d'Elisabeth Guertik, Lausanne, Éditions Rencontre, 1971, vol. 4, p. 382-383.




Rêve du prince Nicolas

Il revoit son père

Un cauchemar l’avait réveillé. Il avait vu en rêve son oncle Pierre et lui coiffés de casques comme il y en avait dans son édition de Plutarque. Ils marchaient à la tête d’une immense armée. Cette armée se composait de lignes blanches obliques qui emplissaient l’air à la manière de ces toiles d’araignées qui voltigent en automne et que Dessales appelait les fils de la Vierge. Devant eux était la gloire, faite des mêmes fils mais un peu plus épais. Tous deux, oncle Pierre et lui, ils s’élançaient légers et joyeux de plus en plus près du but. Soudain les fils qui les entraînaient commencèrent à se détendre, à s’emmêler; cela devint pénible. Et l’oncle Nicolas Ilitch s’arrêta devant eux dans une pose menaçante et sévère.

- C’est vous qui avez fait cela ? dit-il en montrant la cire à cacheter et les plumes cassées. Je vous aimais, mais Araktcheiev me l’a ordonné, et je tuerai le premier qui fera un pas en avant. Le jeune Nicolas se tourna vers Pierre; mais Pierre n’était plus là. Pierre était son père, le prince André, et son père n’avait ni contours ni forme, mais il était, et en le voyant le jeune Nicolas se sentit défaillir d’amour; il se sentit sans force, sans ossature et fluide. Son père le caressait et le plaignait. Mais l’oncle Nicolas Ilitch avançait de plus en plus sur eux. La terreur étreignit le jeune Nicolas et il se réveilla.

« Mon père, pensait-il. Mon père (malgré la présence dans la maison de deux portraits ressemblants, le jeune Nicolas ne se représentait jamais le prince André sous une forme humaine), mon père était avec moi et me caressait. Il m’approuvait, il approuvait oncle Pierre. Quoi qu’il dise, je le ferai. Mucius Scaevola s’est brûlé la main. Mais pourquoi n’y aurait-il pas la même chose dans ma vie? Je sais, ils veulent que j’étudie. Et j’étudierai. Mais un jour j’aurai fini; et alors je le ferai. Je ne demande qu’une chose à Dieu; qu’il m’arrive ce qui est arrivé aux hommes de Plutarque, et je ferai comme eux. Je ferai mieux. Tout le monde le saura, tout le monde m’aimera, tout le monde m’admirera. » Et soudain Nicolas sentit les sanglots lui contracter la poitrine et il pleura.

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