Honoré de Balzac

Annette et le criminel

France   1824

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rêve se situe dans le volume 1, tome 2, fin du chapitre 8.

Annette et sa mère, madame Gérard, résident chez madame Servigné en attendant le mariage d'Adélaïde, cousine de l'héroïne. La tension est grande entre les deux familles surtout depuis qu'Annette a rompu ses fiançailles avec son cousin Charles qui a grimpé dans l'échelle sociale de manière un peu obscure. Durant la fête qui suit le mariage, la jeune femme est enlevée par des brigands. Dans la fuite qui s'ensuit, leur chef, Argow, surgit et emmène Annette à travers bois jusqu'au château de Durantal. Elle y passe la nuit pendant laquelle elle fait ce rêve.

Notes
Annette est l'héroïne de cette histoire. Elle se trouvait au mariage de sa cousine lors de son enlèvement par Argow.

Argow est un grand criminel qui tombe follement amoureux d'Annette. Il est également le marquis de Durantal, ayant hérité cette propriété de ses parents.

Commentaires
Comme on peut s'en douter, ce rêve aura valeur prémonitoire dans le roman, car Argoww sera finalement arrêté par la police et mené à l'échafaud. En donnant ce rêve à son héroïne, le jeune Balzac se situe donc dans la tradition narrative ancienne, qui aimait «téléphoner ses effets» en annonçant bien à l'avance les événements à venir et se servait souvent pour cela de récits de rêve (voir par exemple Homère, Apulée, et bien d'autres).

Texte témoin
Horace de Saint-Aubin, Annette et le criminel ou Suite du vicaire des Ardennes, tome II, Paris, Buissot, 1824, p. 25-28.

Édition originale
Horace de Saint-Aubin [pseudonyme de Balzac], Annette et le criminel ou Suite du vicaire des Ardennes, Paris, Buissot, 1824, 2 vol.

Édition critique
Honoré de Balzac, Annette et le criminel, éd. André Lorant, Paris, Garnier-Flammarion, 1982, p. 135-136.




Le rêve d'Annette Gérard

Une ligne rouge sur le cou

Cependant Annette dormait, et son sommeil, par un effet du hasard, se trouvait empreint de ses pensées de la veille. L'influence qu'un rêve avait sur son esprit nous oblige à le raconter tel qu'il fut, et ainsi qu'elle le raconta souvent par la suite quand elle récapitulait toutes les petites circonstances que nous avons fidèlement rapportées, et qui lui servaient de présages.

Elle rêva, elle qui était si chaste et si pure, et cette partie de son rêve lui donna la souffrance horrible du cauchemar; elle rêva qu'après bien des combats Argow se trouvait à côté d'elle, sur son propre lit virginal, dans cette chambre de Paris que nous avons décrite au commencement de cette histoire. Là, une fois que cet être extraordinaire y était parvenu, elle éprouvait de lui une multitude infinie de soins et de délicatesses, un respect même qui ne semblait pas compatible avec les manières et le caractère qu'on devait supposer à son époux d'après son aspect; car, en effet, elle se rappelait l'avoir épousé, mais cette souvenance, dans son rêve, n'arrivait qu'alors que M. de Durantal franchissait l'obstacle qu'Annette avait élevé entre elle et lui.

Cette jeune fille, poussée par l'influence absurde du rêve, triomphait de sa propre pudeur et de toutes ses idées; enfin, pour vaincre le respect étonnant de ce singulier être, qui voyait en elle une divinité et la traitait comme telle, Annette folâtrait et badinait avec lui; elle jouait, et, en jouant, elle prenait cette tête énorme aux cheveux bouclés et l'appuyait sur son épaule d'albâtre, passait sa main dans la chevelure, et, par ces caresses enfantines et pures, elle semblait l'encourager. Pourquoi ? elle l'ignorait; mais une chose qui la flattait au dernier degré, c'était de voir deux yeux étinceler et se baisser tour à tour.

Ce fut alors que, posant cette tête sur son sein, elle aperçut sur le cou une ligne rouge imperceptible, fine comme la lame d'un couteau, et cette ligne, rouge comme du sang, faisait le tour du cou de son époux, précisément au milieu. À peine ses yeux eurent-ils vu cette marque, qu'une sueur froide la saisit et l'arrêta : comme une statue, elle garda la même attitude; elle voulait parler sans le pouvoir, et une horrible peur la glaçait. Elle s'éveilla dans les mêmes dispositions, tremblante, effrayée, et son coeur battait si fortement qu'il ressemblait, par son bruit, à une voix entrecoupée.

Dans les idées d'Annette, un rêve était un avertissement émané du domaine des esprits purs qui saisissaient l'instant où le corps n'agissait plus sur l'âme pour guider, par des images informes de l'avenir, les êtres que leur amour pour les cieux rendaient dignes de l'attention spéciale de ces esprits intermédiaires qui voltigent entre la terre et le ciel.

Or, ce rêve avait une signification qu'Annette n'osait même pas entendre : elle écoutait, tressaillait; et, dans son appartement faiblement éclairé par sa lampe, elle tâchait de ne rien regarder, parce qu'elle tremblait d'apercevoir cette tête de son rêve, et, par-dessus tout, elle voulait oublier cette ligne de sang. Elle se rendormit pourtant après avoir secoué sa terreur, mais elle revit encore en songe, et dans un songe dénué de toutes les circonstances du premier, cette même tête, scindée par cette même ligne qui semblait marquer son époux d'un horrible sceau.

Les teintes fraîches et pures de l'aurore la trouvèrent encore dans cette même horreur, mais en proie à l'irrésolution et à tout le vague de l'interprétation d'un tel songe.

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