Julia Kristeva

Meurtre à Byzance

France   2004

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce passage se situe dans le dernier chapitre du roman. Stéphanie, la narratrice, est revenue à Paris, après une enquête à Santa-Barbara. Elle bavarde avec son amie féministe Audrey.

Notes
Bondy est le rédacteur en chef du magazine pour lequel travaille Stéphanie. Elle éprouve une sourde animosité envers lui.

Le roman combine une intrigue policière assez superficielle avec une recréation fantasmée de divers personnages de la Première croisade et de l’empire byzantin, notamment la figure d’intellectuelle que fut Anne Comnème. En filigrane, on voit se dessiner chez l’auteure une quête des origines dans la Bulgarie natale. Stéphanie évoque à plusieurs reprises le nom de Kristeva et ses théories psychanalytiques.

Texte témoin
Paris, Fayard, 2004, p. 347-350.




La castratrice

La chute d’une idole

A chaque fois qu’il m’adresse la parole, je me souviens d’un de mes anciens amants, le présentateur star de la télé, oui, le même auquel tu penses et que j’admirais personnellement pour son sens de l’humour, sa culture, bref que j’idéalisais avec cette ferveur sans laquelle l’acte amoureux n’est qu’une masturbation. (Je sais bien que mes histoires d’hommes la dégoûtent, cette chère Audrey, parce qu’il n’y a que ça qui l’intéresse: l’impossible - donc je poursuis.) Jusqu’au jour où mon présentateur star de la télé déclara sur le petit écran son admiration pour les œuvres d’une sculpteuse dont je l’avais souvent entendu mépriser les prétentions, mais dont le vaste réseau familial possédait la chaîne qui employait mon homme idéal. Au fur et à mesure que le présentateur star affichait sa passion et que la sculpteuse s’en extasiait, mon homme idéal s’effritait, puis s’effondrait sous mes yeux. Il n’y avait plus d’homme, rien qu’un otage, une victime, une flaque, une tache blanche, peut-être un bébé - et tu sais comme j’adore les bébés, les vrais. Tu me diras que je suis jalouse, et je sais bien que c’est humain de défendre son job par tous les moyens. Mais l’inconscient ne raisonne pas comme toi et moi. La nuit juste après l’émission, j’ai fait le rêve le plus sauvage de ma vie. Mon amant s’avançait vers moi, le sexe coupé au ras du ventre, en souriant à pleines dents, comme il le fait à l’écran; je reculai d’horreur, tandis qu’une voix essayait de me convaincre que ces choses-là ne sont pas définitives, que ça repousse comme la queue du lézard - se pouvait-il que je l’ignore ? -, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Je me suis réveillée en nage, pour moi la chose était définitive; je n’ai plus jamais eu envie de faire l’amour avec ma vedette. Mais nous fréquentons le même milieu, tu le sais, il est un homme de pouvoir, je fais semblant de le respecter. Bref, le type même du vivipare raté, lui aussi, lamentable mais incontournable ...

[…]

- Come on, Stéphanie! T’en fais pas, c’est du sexe de Depardieu que tu me parles, coupé au couteau électrique, tu te souviens, dans ce film, mais si, on l’a vu ensemble ... Tu as rêvé de ça, c’est tout! (Audrey croit pouvoir me rassurer, peut-être me rendre mon amant star; les copines veulent souvent que vous ayez un amant star.)

Je ne l’écoute pas, mon rêve immonde, qui n’était pas du tout du cinéma, a définitivement balayé ma star, il n’y a plus rien à faire de ce côté-là, maintenant j’enrage contre Bondy seul. Un bout de sexe cisaillé à quelques centimètres du bas-ventre, pas même d’hémorragie, blanc comme un escargot: l’image se superpose immanquablement à mon chef de service lorsqu’il me balance ses sous-entendus. Je ne veux pas savoir de quelle sculpteure il est l’otage, mais je sais d’expérience que sa virilité batailleuse est un sparadrap sur le même genre d’effondrement central que j’avais perçu chez mon amant télévisuel.

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