Julia Kristeva

Meurtre à Byzance

France   2004

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce rêve de Stéphanie, la narratrice, arrive à la toute fin du roman. Elle s’imagine encore avec son amie Audrey (voir fiche précédente). Réveillée par ce cauchemar, Stéphanie appelle son ami, le commissaire de Santa-Barbara pour se soulager de son angoisse.

Notes
Panthéon : secte de Santa Barbara, dont plusieurs dirigeants ont été assassinés par un tueur en série.

L’Événement de Paris : magazine pour lequel travaille Stéphanie et dont le chef de service, Bondy, l’horripile.

Santa-Barbara : ville de Californie et par extension allégorie des villes mondialisées actuelles.

Texte témoin
Paris, Fayard, 2004, p. 374-379.




Cauchemar terroriste

Attentat au Louvre

Sueurs froides, de la fièvre ou une montée d’angoisse? J’ai du mal à déglutir, le cri ne passe pas ma gorge, et toujours ce souffle au cœur, palpitations, étouffement, mes mains moites cherchent en vain au fond du sac ce téléphone portable qui grésille toujours au mauvais moment. Je l’ai trop tard. Reste un message. Encore lui, le vivipare raté, mon chef de service: «Ce n’est pas que je vous piste, ma chère Stéphanie, mais c’est un reportage que j’attends de vous, pas un roman. Du concret, voulez-vous? Où en sommes-nous avec ce Nouveau Panthéon? C’est simple, non, ne me dites pas que je vous fais du harcèlement, ni sexuel ni moral, vous êtes d’accord? Que du boulot, je suis dans mon rôle, hi! hi!» Je vais le tuer, un jour je te dis qu’il y aura meurtre à L’Événement de Paris, tu m’entends, Audrey?

Elle ne m’écoute pas. Visage grave, lèvres plissées en avant, les iris écureuils qui tournent de droite et de gauche, Audrey semble prêter l’oreille à des bruits étranges qu’on distingue à peine, les yeux fixés sur le fond du café Marly. Des corps massés se pressent vers la sortie, une détonation, deux - «Couchez-vous! », les gens se mettent à courir, Audrey me saisit par le bras: «Ne bougeons pas, dans ces cas-là, il n’y a rien à faire.» Quels cas? Nos voisins s’accroupissent sous les tables, d’autres s’enfuient en direction de la rue de Rivoli.

Le-barman-et-fier-de-l’être de tout à l’heure a troqué son plateau chargé de pêches Melba et de coupes de champagne pour un Heckle modèle PS 9. C’était un flic, j’aurais dû m’en douter. Il pousse devant lui un individu insignifiant, tête rasée, habillé à la Redoute, des Nike aux pieds, à la démarche assez souple malgré les menottes et le coup de crosse qu’il a dû recevoir, ce dont témoigne la coulée de bave rouge sur son menton. «Un braqueur!» chuchote ma voisine en se redressant d’en dessous de sa table. Une haie d’honneur encadre brusquement le braqueur et le barman-flic; nous sommes ravis d’avoir quelque chose à raconter chez nous, ce soir, et demain au bureau.

Soudain, l’homme de la Redoute flanche, s’écroule, secoué d’intenses convulsions. Crise d’épilepsie? «Il a avalé quelque chose, patron! » crie la jeune adjudante du barman-flic, elle-même en tenue policière. Ils ont de ces moyens de rappliquer en quatrième vitesse! A moins qu’ils ne dorment sur place sans que le simple citoyen s’en aperçoive, c’est normal, la présence des flics maintenant est ... comment dire? ... si désirée à cause de l’insécurité.

- Merde, il s’est empoisonné! (Le barman se jette lui aussi sur son portable, la situation lui échappe, il a besoin de plus amples informations.) Toi, Jeanne, tu appelles le Samu. Son arme est bien un CETME, de l’usine Vitoria, tu me suis, commando ETA, et ensuite la filière du Milieu, ou n’importe quoi, Al-Qaïda, Ben Laden, pourquoi pas, je suis sérieux, ricane pas, par les temps qui courent. Faites évacuer le Marly, la Pyramide, tout. Tout le Louvre, tout Paris si vous voulez. (Il s’enflamme, c’est son jour, et il va se gêner?) Oui, chef. (Vers Jeanne: «Je parle au principal. ») Oui, commissaire! (Maintenant il hurle dans son portable.). Oui, je confirme, le braqueur est neutralisé, il est même raide mort. Non, je n’y suis pas allé trop fort, je crois bien qu’il s’est empoisonné ... C’est ce que je pense aussi ... le début de la chaîne ... on peut s’attendre à tout, en effet. Quand? Tout de suite, demain, ici, bien sûr, pourquoi pas, on est bien placés, à mon avis, n’importe où aussi, si vous voulez ...

Une nouvelle détonation - sous la Pyramide, cette fois-ci m’éclate le cœur. J’aurais dû me faire faire cette échographie avant de partir pour Santa-Barbara. «Tu te négliges toujours, ma fille, qui pensera à toi si ce n’est pas toi, si ce n’est pas moi?» Elle avait raison, maman qui n’est plus, tout passe par le cœur, je le savais pourtant. Mais quand ce vivipare raté de Bondy me saute dessus, rien à faire, je cours, je me néglige, CQFD, et voilà, ce qui devait arriver arrive, mon cœur se rompt, c’était bien le moment.

Deuxième, troisième détonation. La Pyramide vole en éclats, les bris de verre saupoudrent le café, Audrey pleure, je suis pétrifiée, c’est la faute à ce maudit souffle au cœur, ça vous colle le larynx, vous empêche d’ouvrir la bouche, pas un mot, pas un son.

Les habitués du Marly ont disparu. Nous restons plantées là toutes les deux seules, Audrey et moi, deux spectres contemplant l’effondrement du WTC et le décor en carton-pâte du Louvre à la tombée de la nuit. Mortes ou vivantes? Je ne sais, on n’a vu encore aucun survivant pour confirmer tout et rien, pour oser penser, savoir ou dire quoi que ce soit.

L’incendie déborde des fenêtres des Antiquités orientales, égyptiennes, grecques et romaines, les flammes lèchent les murs extérieurs. Le Vau s’en va en fumée et le Bernin se tord dans la braise. «Il faut absolument quitter cet enfer, donne-moi la main, bouge, fais un effort!» - Audrey essaie de me secouer, de me tirer on ne sait où.

Une forte odeur d’essence envahit les Tuileries, des cendres noires s’abattent sur le Carrousel rose, noircissent les deux spectres que nous sommes, remplissent ma bouche, mes poumons, j’étouffe encore et toujours, c’est le coma. «Fais un effort, tu m’entends, allez, cours! crie Audrey. Mais non, surtout pas dans le métro, ils sévissent toujours dans les métros, on va courir au-dehors, jusqu’au bout.» Lequel? Je suis un automate muet, j’obéis à Audrey.

«Mesdames et messieurs, gardez votre calme. Un attentat terroriste vient de se produire au Louvre. Nous n’avons pas encore le nombre exact des victimes, qui risque d’être élevé. Des dégâts matériels importants sont à craindre dans ce haut lieu de notre culture qui part en fumée au moment même où vous m’écoutez. C’est le Préfet de police de Paris qui s’adresse à vous; nous avons maîtrisé la situation, vous pouvez me croire. Trois terroristes sont morts, dont un s’est fait sauter devant la Victoire de Samothrace, de toute évidence le chef du commando. Nous avons arrêté un de ces nouveaux Croisés du Mal. Le troisième s’est empoisonné. Les services compétents sont en train de lutter contre les flammes. Restez chez vous et soyez vigilants. M. le Maire et moi-même, ainsi que le gouvernement, tenons la situation en main. Le président de la République, en voyage à Santa-Barbara, s’adressera au pays sous peu. J’appelle au calme et vous remercie de votre sens civique. Ne cédez pas à la panique!»

Les haut-parleurs gueulent ce message dans les rues de Paris vidées de tous leurs badauds. Où sont passés les Parisiens? Audrey ne cesse de me tirer par la main, mes jambes avancent comme celles d’un robot, je n’arrive toujours pas à articuler un traître mot, et ce cœur, ce cœur qui palpite comme un oiseau blessé.

Des ambulances foncent en tous sens. Les secouristes ramassent par-ci, par-là des personnes évanouies, des cadavres. Un poste télé, resté allumé dans un café déserté par ses consommateurs, diffuse le commentaire de notre ambassadeur à Santa-Barbara, je crois reconnaître la voix de Foulques Weil, une épaisse fumée cache son visage:

«La France n’était pas, n’est toujours pas une cible privi1égiée du terrorisme mondial, mesdames et messieurs. Nous avons fait tout le nécessaire pour épargner à notre pays cette vengeance que les forces du Mal ont fomentée le 11 septembre contre le World Trade Center. Il peut s’agir d’accidents sans aucun rapport avec Al-Qaïda, de banales explosions de conduites de gaz, l’enquête le dira, elle est en cours, je vous en donne ma parole d’honneur. Ce que je puis vous confirmer, c’est que le gouvernement ainsi que la Communauté européenne - contrairement à d’autres puissances - font tout ce qui est en leur pouvoir pour dissuader les extrémistes de s’attaquer à nos intérêts. »

Je continue à courir comme un automate, je n’entends plus la voix de Foulques Weil, je crois bien que c’était lui.

Encore une détonation. On dirait une bombe. «Tu crois que c’est fini?» Aucune réponse, j’ai perdu Audrey. Les flammes du Louvre embrasent toute la ville, s’avancent vers moi. Un cri, enfin, déchire mes lèvres. J’ouvre les yeux.

Il fait noir et chaud, je suis trempée. Trois heures et demie de la nuit. Ma chambre est un tunnel qui ne mène nulle part. J’allume la radio, j’attends les nouvelles.

Paris sommeille. Comme d’habitude, il ne se passe pas grand-chose ici. Seules mes palpitations témoignent des événements de la nuit.

[…]- Un cauchemar, je te dis ... J’ai fait un cauchemar ... Je m’excuse de t’affoler, il fallait que j’en parle à quelqu’un ...

Texte sous droits.

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