Jérôme

Lettre XXII

Rome   384

Genre de texte
Lettre

Contexte
Ce passage se trouve dans une très longue lettre adressée par Jérôme à Julia Eustochium, jeune patricienne qui mène une vie de prière dans le palais de sa mère. Jérôme veut l’encourager à garder sa virginité et à consacrer sa vie à la prière.

Notes
Kelly date plutôt ce rêve de l'année 374, lors du premier séjour de Jérôme à Antioche.

Commentaires
Ce rêve montre la tension d’un esprit cultivé vers la fin de l’empire romain entre une culture classique idéalisée et la nouvelle réalité d’une culture en pleine transformation. En tant que jeune converti, Jérôme ressent la douleur de s’arracher à la littérature païenne pour ne plus lire que des auteurs chrétiens dont il méprise le style.

Ce rêve a été beaucoup cité et commenté. Selon J.N.D. Kelly, auteur d’une remarquable biographie de Jérôme, ce rêve aurait été l'événement déclencheur de sa seconde conversion. Il s’agit véritablement d’un rêve, ou plutôt, d’un cauchemar, car Jérôme y fera encore allusion dix ans plus tard.

Voir aussi cette analyse.

Texte original

Texte témoin
Lettres choisies de Saint Jérôme, Traduit par François Lagrange, Paris, Libraire Poussielgue, 1879, p. 88-91. Google Book

Bibliographie
J.N.D. Kelly, Jerome. His Life, Writings and Controversies, Duckworth, 1975.




Songe de saint Jérôme

Répudier les livres

Il y a quelques années, je quittai maison, père, mère, sœur, parents, et, ce qui dans un sens coûte peut-être plus, toutes les délicatesses de la vie, pour aller à Jérusalem servir Dieu et gagner le royaume des cieux; mais la bibliothèque que je m'étais faite à Rome avec tant de soins et de peines, seule chose dont je ne pouvais me passer, je l'emportai avec moi. Je jeûnais donc, malheureux homme que j'étais, et puis je lisais Cicéron. Après des nuits passées dans des veilles, après des torrents de larmes versées au souvenir de mes anciens péchés, je prenais Plaute dans mes mains. Et quand, rentrant en moi-même, je revenais aux Prophètes, je trouvais leur langage inculte et rebutant. Aveugle que j'étais, j'accusais la lumière, et non pas mes yeux.

Pendant que l'ancien serpent me tenait dans ces illusions, au milieu d'un carême, une fièvre violente envahit mon corps consumé, et, sans me laisser un moment de repos, chose incroyable, dévora tellement mes membres, que mes os se tenaient à peine. On pensait déjà à mes funérailles. Le froid m'avait gagné tout le corps; seule une légère palpitation de la poitrine indiquait que je respirais encore.

Tout à coup je suis ravi en esprit au tribunal du Juge suprême : il était enveloppé d'une telle lumière, ceux qui étaient rangés autour brillaient d'un éclat si vif, que je tombai la face contre terre, ébloui et n'osant lever les yeux. «Qui es-tu? me cria une voix. — Chrétien, répondis-je. — Non, tu mens, dit le Juge; tu es un cicéronien, et non un chrétien; car là où est ton trésor, là est ton cœur. » A ces mots je me tus, et le Juge ordonna de me frapper; mais le remords que je sentais au fond de ma conscience me déchirait encore plus que les verges, et je me rappelais ce verset : Mais dans le sépulcre qui vous confessera, Seigneur? Je me mis donc à crier, et je disais en gémissant : Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi. Tels étaient mes cris, pendant que les coups pleuvaient sur moi. Enfin ceux qui étaient là, tombant à genoux, demandèrent au Juge de faire grâce à ma jeunesse, et de m'accorder le temps du repentir, sauf à me punir plus tard si je revenais aux livres des païens. Et moi qui, dans une telle extrémité, en eusse promis bien davantage, je me mis à faire serment, et à dire, le prenant lui-même à témoin: «Oui, Seigneur, si jamais je rouvre les auteurs profanes, traitez-moi comme un renégat.» Renvoyé sur ces paroles, je revins à la lumière, au grand étonnement de tous ceux qui m'entouraient, et j'avais les yeux si remplis de larmes, que les plus incrédules furent convaincus par la douleur que je ressentais. Non, ce n'était pas là un de ces vains songes qui souvent nous abusent: j'en atteste ce tribunal devant lequel je me suis vu prosterné, cette sentence effrayante qui m'a tant épouvanté! Fasse le Ciel que je ne subisse jamais pareille question ! J'avais à mon réveil les épaules meurtries et livides, et je souffrais des coups que j'avais reçus, et depuis lors je lus les livres sacrés avec plus de passion encore qu'auparavant les livres profanes.

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