Jean-Dominique Bauby

Le scaphandre et le papillon

France   1997

Contexte
À la suite d'un accident, l'auteur a perdu l'usage de la parole et ne peut plus bouger aucun muscle. Il communique en clignant des paupières.

Texte témoin
Presses Pocket / Robert Laffont, 1997, p. 55-58




Neige

Le rêve

En général, je ne me souviens pas de mes rêves. Au contact du jour je perds le fil du scénario et les images s'estompent inexorablement. Alors pourquoi ces songes de décembre sont-il restés gravés dans ma mémoire avec la précision d'un rayon laser ? C'est peut-être une règle du coma. Comme on ne revient pas à la réalité, les rêves n'ont pas le loisir de s'évaporer mais s'agglomèrent les uns aux autres pour former une longue fantasmagorie qui rebondit comme un roman-feuilleton. Ce soir, un épisode me revient à l'esprit.
Il neige sur mon rêve à gros flocons. Une couche de trente centimètres recouvre le cimetière de voitures que nous traversons en grelottant avec mon meilleur ami. Depuis trois jours, Bernard et moi essayons de regagner la France qui est paralysée par une grève générale. Dans une station de sports d'hiver italienne où nous avons échoué, Bernard avait trouvé un tortillard qui allait sur Nice, mais à la frontière un barrage de grévistes a interrompu notre voyage et nous a obligés à descendre dans la tourmente en chaussures de ville et en costume de demi-saison. Le décor est lugubre. Un viaduc surplombe le cimetière de voitures, et l'on dirait que ce sont les véhicules tombés de l'autoroute cinquante mètres plus haut qui s'entassent là les uns sur les autres. Nous avons rendez-vous avec un puissant homme d'affaires italien qui a installé son QG dans un pilier de cet ouvrage d'art, loin des regards indiscrets. Il faut frapper à une porte de fer jaune avec un panneau DANGER DE MORT et des schémas pour le secours aux électrocutés. La porte s'ouvre. L'entrée fait penser aux stocks d'un confectionneur du Sentier : des vestes sur un portant, des piles de pantalons, des cartons de chemises. Il y en a jusqu'au plafond. À sa tignasse, je reconnais le cerbère en battle-dress qui nous accueille un pistolet-mitrailleur à la main. C'est Radovan Karadzic, le leader serbe. “ Mon camarade a du mal à respirer ”, lui dit Bernard. Karadzic me fait une trachéotomie sur un coin de table, puis nous descendons au sous-sol par un luxueux escalier de verre. Les murs tendus de cuir fauve, de profonds canapés et un éclairage tamisé donnent à ce bureau un côté boîte de nuit. Bernard discute avec le maître des lieux, un clone de Gianni Agnelli, l'élégant patron de la FIAT, tandis qu'une hôtesse à l'accent libanais m'installe à un petit bar. Verres et bouteilles ont été remplacés par des tuyaux en plastique qui tombent du plafond comme les masques à oxygène dans les avions en détresse. Un barman me fait signe d'en mettre un dans ma bouche. Je m'exécute. Un liquide ambré au goût de gingembre se met à couler et une sensation de chaleur m'envahit de la pointe des pieds à la racine des cheveux. Après un temps, je voudrais arrêter de boire et descendre un peu de mon tabouret. Je continue pourtant à avaler de longues gorgées, incapable de faire le moindre geste. Je jette des regards affolés au barman pour attirer son attention. Il me répond par un sourire énigmatique. Autour de moi, visages et voix se déforment. Bernard me dit quelque chose mais le son qui sort au ralenti de sa bouche est incompréhensible. À la place, j'entends le Boléro de Ravel. On m'a complètement drogué.
Une éternité plus tard, je perçois un branle-bas de combat. L'hôtesse à l'accent libanais me charge sur son dos et me hisse dans l'escalier. “ Nous devons partir, la police arrive. ” Dehors la nuit est tombée et il ne neige plus. Un vent glacial me coupe le souffle. Sur le viaduc on a placé un projecteur dont le faisceau lumineux fouille entre les carcasses abandonnées.
“ Rendez-vous, vous êtes cernés ! ” crie un mégaphone. Nous réussissons à nous échapper, et pour moi c'est le début d'une longue errance. Dans mon rêve j'aimerais bien m'enfuir mais, dès que j'en ai l'opportunité, une indicible torpeur m'interdit de faire un seul pas. Je suis statufié, momifié, vitrifié. Si une porte me sépare de la liberté, je n'ai pas la force de l'ouvrir. Cependant ce n'est pas ma seule angoisse. Otage d'une secte mystérieuse, je crains que mes amis ne tombent dans le même piège. J'essaie par tous les moyens de les prévenir, mais mon rêve est parfaitement en phase avec la réalité. Je suis incapable de prononcer une parole.

Texte sous droits.

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