Théophile Gautier

Omphale, histoire Rococo

France   1834

Genre de texte
roman

Contexte
Un jeune homme, fraîchement sorti du collège, habite chez son oncle le temps de se choisir une profession. Sa chambre se trouve dans un pavillon rococo en ruines. Sur ses murs se trouve une tapisserie représentant Hercule filant aux pieds d'Omphale. Une nuit, il croit rêver qu’Omphale sort de la tapisserie; ce n’est pourtant pas un rêve.

Texte témoin
Récits fantastiques , Paris, Montréal, Flammarion, 1992, p. 59-69. BNF, Gallica.




Le rêve d’un jeune homme

Une figure se détache de la tapisserie

Je fis cette nuit-là un rêve singulier, si toutefois c'était un rêve.

J'entendis les anneaux des rideaux de mon lit glisser en criant sur leurs tringles, comme si l'on eût tiré précipitamment les courtines. Je m'éveillai; du moins dans mon rêve il me sembla que je m’éveillais. Je ne vis personne.

La lune donnait sur les carreaux et projetait dans la chambre sa lueur bleue et blafarde. De grandes ombres, des formes bizarres, se dessinaient sur le plancher et sur les murailles. La pendule sonna un quart; la vibration fut longue à s’éteindre; on aurait dit un soupir. Les pulsations du balancier, qu’on entendait parfaitement, ressemblaient à s’y méprendre au coeur d’une personne émue.

Je n’étais rien moins qu’à mon aise et je ne savais trop que penser. Un furieux coup de vent fit battre les volets et ployer le vitrage de la fenêtre. Les boiseries craquèrent, la tapisserie ondula. Je me hasardai à regarder du côté d’Omphale, soupçonnant confusément qu’elle était pour quelque chose dans tout cela. Je ne m’étais pas trompé.

La tapisserie s’agita violemment. Omphale se détacha du mur et sauta légèrement sur le parquet; elle vint à mon lit en ayant soin de se tourner du côté de l’endroit. Je crois qu’il n’est pas nécessaire de raconter ma stupéfaction. Le vieux militaire le plus intrépide n’aurait pas été trop rassuré dans une pareille circonstance, et je n’étais ni vieux ni militaire. J’attendis en silence la fin de l’aventure.

Une petite voix flûtée et perlée résonna doucement à mon oreille, avec ce grasseyement mignard affecté sous la Régence par les marquises et les gens du bon ton :

«Est-ce que je te fais peur, mon enfant? Il est vrai que tu n’es qu’un enfant; mais cela n’est pas joli d’avoir peur des dames, surtout de celles qui sont jeunes et te veulent du bien; cela n’est ni honnête ni français; il faut te corriger de ces craintes-là. Allons, petit sauvage, quitte cette mine et ne te cache pas la tête sous les couvertures. Il y aura beaucoup à faire à ton éducation, et tu n’es guère avancé, mon beau page; de mon temps les Chérubins étaient plus délibérés que tu ne l’es»
«Mais, dame, c’est que...»

«C’est que cela te semble étrange de me voir ici et non là, dit-elle en pinçant légèrement sa lèvre rouge avec ses dents blanches, et en étendant vers la muraille son doigt long et effilé. En effet, la chose n’est pas trop naturelle; mais, quand je te l’expliquerais, tu ne la comprendrais guère mieux : qu’il te suffise donc de savoir que tu ne cours aucun danger.»

«Je crains que vous ne soyez le... le...»

«Le diable, tranchons le mot, n’est-ce pas? c’est cela que tu voulais dire; au moins tu conviendras que je ne suis pas trop noire pour un diable, et que, si l’enfer était peuplé de diables faits comme moi, on y passerait son temps aussi agréablement qu’en paradis.»

Pour montrer qu’elle ne se vantait pas, Omphale rejeta en arrière sa peau de lion et me fit voir des épaules et un sein d’une forme parfaite et d’une blancheur éblouissante.

«Eh bien! qu’en dis-tu? fit-elle d’un petit air de coquetterie satisfaite.»

«Je dis que, quand vous seriez le diable en personne, je n’aurais plus peur, Madame Omphale.»

«Voilà qui est parler; mais ne m’appelez plus ni madame ni Omphale. Je ne veux pas être madame pour toi, et je ne suis pas plus Omphale que je ne suis le diable.»

«Qu’êtes-vous donc, alors?»

«Je suis la marquise de T. Quelque temps après mon mariage le marquis fit exécuter cette tapisserie pour mon appartement, et m’y fit représenter sous le costume d’Omphale; lui-même y figure sous les traits d’Hercule. C’est une singulière idée qu’il a eue là; car, Dieu le sait, personne au monde ne ressemblait moins à Hercule que le pauvre marquis. Il y a bien longtemps que cette chambre n’a été habité. Moi, qui aime naturellement la compagnie, je m’ennuyais à périr, et j’en avais la migraine. être avec mon mari, c’est être seule. Tu es venu, cela m’a réjouie; cette chambre morte s’est ranimée, j’ai eu à m’occuper de quelqu’un. Je te regardais aller et venir, je t’écoutais dormir et rêver; je suivais tes lectures. Je te trouvais bonne grâce, un air avenant, quelque chose qui me plaisait; je t’aimais enfin. Je tâchai de te le faire comprendre; je poussais des soupirs, tu les prenais pour ceux du vent; je te faisais des signes, je te lançais des oeillades langoureuses, je ne réussissais qu’à te causer des frayeurs horribles. En désespoir de cause, je me suis décidée à la démarche inconvenante que je fais, et à te dire franchement ce que tu ne pouvais entendre à demi-mot. Maintenant que tu sais que je t’aime, j’espère que...»

La conversation en était là, lorsqu’un bruit de clef se fit entendre dans la serrure. Omphale tressaillit et rougit jusque dans le blanc des yeux.

«Adieu! dit-elle, à demain.»

Et elle retourna à sa muraille à reculons, de peur sans de doute me laisser voir son envers.

C’était Baptiste qui venait chercher mes habits pour les brosser.
« Vous avez tort, monsieur, me dit-il, de dormir les rideaux ouverts. Vous pourriez vous enrhumer du cerveau; cette chambre est si froide! »

En effet, les rideaux étaient ouverts; moi qui croyais n'avoir fait qu'un rêve, je fus très étonné, car j'étais sûr qu'on les avait fermés le soir.

Aussitôt que Baptiste fut parti, je courus à la tapisserie. Je la palpai dans tous les sens; c'était bien une vraie tapisserie de laine, raboteuse au toucher comme toutes les tapisseries possibles. Omphale ressemblait au charmant fantôme de la nuit comme un mort ressemble à un vivant. Je relevai le pan; le mur était plein; il n'y avait ni panneau masqué ni porte dérobée. Je fis seulement cette remarque, que plusieurs fils étaient rompus dans le morceau de terrain où portaient les pieds d'Omphale. Cela me donna à penser.

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