Théophile Gautier

Jettatura

France   1856

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se situe au chapitre XII du troisième roman qui en compte quatorze.

Le jeune Paul va rejoindre sa fiancée Alicia Ward, installée à Naples avec son oncle sous la recommandation du médecin. Dès qu’elle le revoit, Alicia perd de ses couleurs sous le regard de son fiancé qui semble porter malheur. Paul découvre qu’il est maudit et porteur du mauvais Å“il ou de la « jettatura ». Décidée à épouser Paul malgré tout, Alicia tombe gravement malade à cause de lui et mourra peu après avoir fait ce rêve.

Texte témoin
L'œuvre fantastique. Tome II : Romans, éd. critique par Michel Crouzet, Paris, Bibliopolis, 1998-1999. BNF, Gallica.




Un mauvais présage

Alicia voit une ombre lui apparaître

Elle pensait à M. d'Aspremont et se demandait si vraiment elle vivrait assez pour être sa femme; non qu'elle ajoutât foi à l'influence de la jettature, mais elle se sentait envahie malgré elle de pressentiments funèbres: la nuit même, elle avait fait un rêve dont l'impression ne s'était pas dissipée au réveil.

Dans son rêve, elle était couchée, mais éveillée, et dirigeait ses yeux vers la porte de sa chambre, pressentant que quelqu'un allait apparaître. – Après deux ou trois minutes d'attente anxieuse, elle avait vu se dessiner sur le fond sombre qu’encadrait le chambranle de la porte une forme svelte et blanche, qui, d’abord transparente et laissant, comme un léger brouillard, apercevoir les objets à travers elle, avait pris plus de consistance en avançant vers le lit.

L’ombre était vêtue d’une robe de mousseline dont les plis traînaient à terre; de longues spirales de cheveux noirs, à moitié détordues, pleuraient le long de son visage pâle, marqué de deux petites taches roses aux pommettes; la chair du col et de la poitrine était si blanche qu’elle se confondait avec la robe, et qu’on n’eût pu dire où finissait là peau et où commençait l’étoffe; un imperceptible jaseron de Venise cerclait le col mince d’une étroite ligne d’or; la main fluette et veinée de bleu tenait une fleur – une rose-thé – dont les pétales se détachaient et tombaient à terre comme des larmes.

Alicia ne connaissait pas sa mère, morte un an après lui avoir donné le jour; mais bien souvent elle s’était tenue en contemplation devant une miniature dont les couleurs presque évanouies, montrant le ton jaune d’ivoire, et pâles comme le souvenir des morts, faisaient songer au portrait d’une ombre plutôt qu’à celui d’une vivante, et elle comprit que cette femme qui entrait ainsi dans la chambre était Nancy Ward, – sa mère. – La Robe blanche, le jaseron, la fleur à la main, les cheveux noirs, les joues marbrées de rose, rien n’y manquait, – c’était bien la miniature agrandie, développée, se mouvant avec toute la réalité du rêve.

Une tendresse mêlée de terreur faisait palpiter le sein d’Alicia. Elle voulait tendre ses bras à l’ombre, mais ses bras, lourds comme du marbre, ne pouvaient se détacher de la couche sur laquelle ils reposaient. Elle essayait de parler, mais sa langue ne bégayait que des syllabes confuses.

Nancy, après avoir posé la rose-thé sur le guéridon, s’agenouilla près du lit et mit sa tête contre la poitrine d’Alicia, écoutant le souffle des poumons, comptant les battements du coeur; la joue froide de l’ombre causait à la jeune fille, épouvantée de cette auscultation silencieuse, la sensation d’un morceau de glace.

L’apparition se releva, jeta un regard douloureux sur la jeune fille, et, comptant les feuilles de la rose dont quelque pétales encore s’étaient séparés, elle dit : «Il n’y en a plus qu’une.»

Puis le sommeil avait interposé sa gaze noire entre l’ombre de la dormeuse, et tout s’était confondu dans la nuit.

L'âme de sa mère venait-elle l'avertir et la chercher? Que signifiait cette phrase mystérieuse tombée de la bouche de l'ombre: – « Il n'y en a plus qu'une? » – Cette pâle rose effeuillée était-elle le symbole de sa vie? Ce rêve étrange avec ses terreurs gracieuses et son charme effrayant, ce spectre charmant drapé de mousseline et comptant des pétales de fleurs préoccupaient l'imagination de la jeune fille, un nuage de mélancolie flottait sur son beau front, et d'indéfinissables pressentiments l'effleuraient de leurs ailes noires.

Cette branche d'oranger qui secouait sur elle ses fleurs n'avait-elle pas aussi un sens funèbre? les petites étoiles virginales ne devaient donc pas s'épanouir sous son voile de mariée? Attristée et pensive, Alicia retira de ses lèvres la fleur qu'elle mordait; la fleur était jaune et flétrie déjà...

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