Edmond About

Le Roi des Montagnes

France   1857

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se situe environ au milieu du livre, dans la transcription du récit d’Hermann Schultz raconté au narrateur, un historien de la Grèce.

Parti d’Athènes à la recherche d’une fleur rare, la boryana variabilis, Hermann Schultz, un botaniste d’Hambourg, vit une série d’aventures avant de se retrouver prisonnier de Hadgi-Stavros, le roi des montagnes. Ce dernier menace de le tuer si on ne lui paie pas une rançon de quinze mille francs. Une nuit, Hermann fait ce rêve et il est réveillé par une cérémonie religieuse célébrée par les bandits.

Texte témoin
Paris, L. Hachette et cie, 1857, p. 131-133.




Le rêve d’Hermann

Enterré vivant

Dans cet anéantissement de mes facultés, j’eus une vision qui tenait à la fois du rêve et de l’hallucination, car je n’étais ni éveillé ni endormi, et mes yeux étaient aussi mal fermés que mal ouverts. Il me sembla qu’on m’avait enterré vif; que ma tente de feutre noir était un catafalque orné de fleurs et qu’on chantait sur ma tête les prières des morts. La peur me prit; je voulus crier; la parole s’arrêta dans ma gorge ou fut couverte par la voix des chantres. J’entendais assez distinctement les versets et les répons pour reconnaître que mes funérailles se célébraient en grec. Je fis un effort violent pour remuer mon bras droit : il était de plomb. J’étendis le bras gauche : il céda facilement, heurta contre la tente et fit tomber quelque chose qui ressemblait à un bouquet. Je me frotte les yeux, je me lève sur mon séant, j’examine ces fleurs tombées du ciel, et je reconnais dans la masse un superbe échantillon de la boryana variabilis. C’était bien elle! Je touchais ses feuilles lobées, son calice gamosépale, sa corolle composée de cinq pétales obliques réunis à la base par un filet staminal, ses dix étamines, son ovaire à cinq loges : je tenais dans ma main la reine des malvacées! Mais par quel hasard se trouvait-elle au fond de ma tombe? Et comment l’envoyer de si loin au jardin des plantes de Hambourg? En ce moment, une vive douleur attira mon attention vers mon bras droit. On eût dit qu’il était en proie à une fourmilière de petits animaux invisibles. Je le secouai de la main gauche, et peu à peu il revint à l’état normal. Il avait porté ma tête pendant plusieurs heures, et la pression l’avait engourdi. Je vivais donc, puisque la douleur est un des privilèges de la vie! Mais, alors, que signifiait cette chanson funèbre qui bourdonnait obstinément à mes oreilles? Je me levai. Notre appartement était dans le même état que la veille au soir. Mme Simons et Mary-Ann dormaient profondément. Un gros bouquet pareil au mien pendait au sommet de leur tente. Je me rappelai enfin que les grecs avaient coutume de fleurir toutes leurs habitations dans la nuit du 1er mai. Ces bouquets et la boyana variabilis provenaient donc de la munificence du roi. La chanson funèbre me poursuivait toujours.

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