Charles Baudelaire

Les Paradis artificiels

France   1860

Genre de texte
essai

Contexte
Le rêve se situe dans la troisième partie du texte intitulé « Le mangeur d’opium » qui comprend neuf chapitres. Le rêve fait partie du quatrième chapitre, « Tortures de l’opium ».

Un savant mangeur d’opium se retire dans les montagnes anglaises et en profite pour réfléchir et faire des lectures. Il rêve un jour d’une compagne d’infortune qu’il a rencontrée dans sa jeunesse et dont il croit qu’elle est morte. On cite ce rêve pour montrer comment la mort des êtres chers affecte davantage l’âme en été.

Texte témoin
Œuvres complètes, édité par Y.G. le Dantec, Paris, Gallimard, 1964, p. 433-434.




Rêves orientaux

Nostalgie de la femme aimée

Il lui sembla, un jour, qu'il était debout à la porte de son cottage; c'était (dans son rêve) un dimanche matin du mois de mai, un dimanche de Pâques, ce qui ne contredit en rien l'almanach des rêves. Devant lui s'étendait le paysage connu, mais agrandi, mais solennisé par la magie du sommeil. Les montagnes étaient plus élevées que les Alpes, et les prairies et les bois, situés à leurs pieds, infiniment plus étendus; les haies, parées de roses blanches. Comme c'était de fort grand matin, aucune créature vivante ne se faisait voir, excepté les bestiaux qui se reposaient dans le cimetière sur des tombes verdoyantes, et particulièrement autour de la sépulture d'un enfant qu'il avait tendrement chéri (cet enfant avait été réellement enseveli ce même été; et un matin, avant le lever du soleil, l'auteur avait réellement vu ces animaux se reposer auprès de cette tombe). Il se dit alors : «Il y a encore assez longtemps à attendre avant le lever du soleil; c'est aujourd'hui dimanche de Pâques; c'est le jour où l'on célèbre les premiers fruits de la résurrection. J'irai me promener dehors; j'oublierai aujourd'hui mes vieilles peines; l'air est frais et calme; les montagnes sont hautes et s'étendent au loin vers le ciel; les clairières de la forêt sont aussi paisibles que le cimetière; la rosée lavera la fièvre de mon front, et ainsi je cesserai enfin d'être malheureux.» Et il allait ouvrir la porte du jardin, quand le paysage, à gauche, se transforma.

C'était bien toujours un dimanche de Pâques, de grand matin; mais le décor était devenu oriental. Les coupoles et les dômes d'une grande cité dentelaient vaguement l'horizon (peut-être était-ce le souvenir de quelque image d'une Bible contemplée dans l'enfance). Non loin de lui, sur une pierre, et ombragée par des palmiers de Judée, une femme était assise. C'était Ann!

Elle tint ses yeux fixés sur moi avec un regard intense, et je lui dis, à la longue : «Je vous ai donc enfin retrouvée!» J'attendais; mais elle ne me répondit pas un mot. Son visage était le même que quand je le vis pour la dernière fois, et pourtant, combien il était différent! Dix-sept ans auparavant, quand la lueur du réverbère tombait sur son visage, quand pour la dernière fois je baisai ses lèvres (tes lèvres, Ann! qui pour moi ne portaient aucune souillure), ses yeux ruisselaient de larmes; mais ses larmes étaient maintenant séchées; elle semblait plus belle qu'elle n'était à cette époque, mais d'ailleurs en tous points la même, et elle n'avait pas vieilli. Ses regards étaient tranquilles, mais doués d'une singulière solennité d'expression, et je la contemplais alors avec une espèce de crainte. Tout à coup, sa physionomie s'obscurcit; me tournant du côté des montagnes, j'aperçus des vapeurs qui roulaient entre nous deux; en un instant tout s'était évanoui; d'épaisses ténèbres arrivèrent; et en un clin d'oeil je me trouvai loin, bien loin des montagnes, me promenant avec Ann à la lueur des réverbères d'Oxford-street, juste comme nous nous promenions dix-sept ans auparavant, quand nous étions, elle et moi, deux enfants.»

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