Gérard de Nerval

Aurélia

France   1855

Genre de texte
récit

Contexte
Ce rêve se situe au chapitre 10, dernier chapitre de la première partie.

ä la suite d'une mauvaise chute, le narrateur s'est trouvé dans une grave dépression, caractérisée par sa culpabilité vis- à-vis d'Aurélia qu'il a décidé d'interroger dans son sommeil. Voilà ce qui l'a conduit à une découverte bouleversante : tout homme est double et son double, dans le monde des esprits, passe pour lui-même aux yeux d'Aurélia.

Notes
* Cette première phrase résume le chapitre précédent, de sorte que le rêve de la découverte du double apparaît comme le prélude de ceux qui s'annoncent.

Déjà vue: dans le suite de visions du second rêve, au chapitre 4 d'Aurélia, on trouve ce qui paraît être un rêve dans un rêve : « Cependant la nuit s'épaississait peu à peu, et les aspects, les sons et le sentiment des lieux se confondaient dans mon esprit somnolent; je crus tomber dans un abîme qui traversait le globe », etc.

Casino. Dans le contexte, on voit que le casino n'est pas considéré comme une maison de jeu, mais bien comme un vaste établissement, très luxueux (comme on le voit aux sculptures et ornements fabriqués sur place dans un atelier), dont les salles sont destinées aux spectacles, aux réceptions et aux loisirs.

Cinabre: sulfure de mercure naturel, de couleur rouge vermillon.

Ponceau: de la couleur rouge vif du coquelicot.

Il m'a frappé déjà: suite du rêve précédent, construit sur cet événement, la chute dans un escalier et le choc contre l'angle d'un meuble, « représentée » dans le rêve par un coup porté au narrateur par l'esprit qui est son double, avec une arme non identifiée.

Commentaires
Michel Crouzet, « La rhétorique du rêve dans Aurélia » dans Jacques Huré, Joseph Jurt et Robert Kopp (dir.), Nerval : une poétique du rêve, actes du colloque de Bâle, Mulhouse et Fribourg, 10-12 novembre 1986, Paris et Genève, Champion et Slatkine, 1989, p. 183-207.

Texte témoin
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi, annoté et présenté par Albert Béguin et Jean Richer, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1952, p. 382- 385.

Édition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia », Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première partie, 15 février pour la seconde).

Édition critique
Gérard de Nerval, Œuvres, texte établi, annoté et présenté par Albert Béguin et Jean Richer, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1952, p. 382-385, rééd. 1955, p. 386-389.

--, Aurélia, éd. de Pierre-Georges Castex, Paris, SEDES, 1971, p. 49-52.

--, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll. « GF-Flammarion »), 1990, p. 278-281.

--, Aurélia ou le Rêve et la vie; les Nuits d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir les classiques »), 1994.




Le sixième rêve

Préparatifs de mariage

Comment peindre l'étrange désespoir où ces idées me réduisirent peu à peu ? Un mauvais génie avait pris ma place dans le monde des âmes; — pour Aurélia, c'était moi- même, et l'esprit désolé qui vivifiait mon corps, affaibli, dédaigné, méconnu d'elle, se voyait à jamais destiné au désespoir ou au néant*. J'employai toutes les forces de ma volonté pour pénétrer encore le mystère dont j'avais levé quelques voiles. Le rêve se jouait parfois de mes efforts et n'amenait que des figures grimaçantes et fugitives. Je ne puis donner ici qu'une idée assez bizarre de ce qui résulta de cette contention d'esprit. Je me sentais glisser comme sur un fil tendu dont la longueur était infinie. La terre, traversée de veines colorées de métaux en fusion, comme je l'avais vue déjà*, s'éclaircissait peu à peu par l'épanouissement du feu central, dont la blancheur se fondait avec les teintes cerise qui coloraient les flancs de l'orbe intérieur. Je m'étonnais de temps en temps de rencontrer de vastes flaques d'eau, suspendues comme le sont les nuages dans l'air, et toutefois offrant une telle densité qu'on pouvait en détacher des flocons; mais il est clair qu'il s'agissait là d'un liquide différent de l'eau terrestre, et qui était sans doute l'évaporation de celui qui figurait la mer et les fleuves pour le monde des esprits.

J'arrivai en vue d'une vaste plage montueuse et toute couverte d'une espèce de roseaux de teinte verdâtre, jaunis aux extrémités comme si les feux du soleil les eussent en partie desséchés, — mais je n'ai pas vu de soleil plus que les autres fois. — Un château dominait la côte que je me mis à gravir. Sur l'autre versant, je vis s'étendre une ville immense. Pendant que j'avais traversé la montagne, la nuit était venue, et j'apercevais les lumières des habitations et des rues. En descendant, je me trouvai dans un marché où l'on vendait des fruits et des légumes pareils à ceux du Midi.

Je descendis par un escalier obscur et me trouvai dans les rues. On affichait l'ouverture d'un casino*, et les détails de sa distribution se trouvaient énoncés par articles. L'encadrement typographique était fait de guirlandes de fleurs si bien représentées et coloriées, qu'elles semblaient naturelles. — Une partie du bâtiment était encore en construction. J'entrai dans un atelier où je vis des ouvriers qui modelaient en glaise un animal énorme de la forme d'un lama, mais qui paraissait devoir être muni de grandes ailes. Ce monstre était comme traversé d'un jet de feu qui l'animait peu à peu, de sorte qu'il se tordait, pénétré par mille filets pourprés, formant les veines et les artères et fécondant pour ainsi dire l'inerte matière, qui se revêtait d'une végétation instantanée d'appendices fibreux d'ailerons et de touffes laineuses. Je m'arrêtai à contempler ce chef-d'oeuvre, où l'on semblait avoir surpris les secrets de la création divine. «  C'est que nous avons ici, me dit-on, le feu primitif qui anima les premiers êtres... Jadis il s'élançait jusqu'à la surface de la terre, mais les sources se sont taries ». Je vis aussi des travaux d'orfèvrerie où l'on employait deux métaux inconnus sur la terre : l'un rouge, qui semblait correspondre au cinabre*, et l'autre bleu d'azur. Les ornements n'étaient ni martelés ni ciselés, mais se formaient, se coloraient et s'épanouissaient comme les plantes métalliques qu'on fait naître de certaines mixtions chimiques. « Ne créerait-on pas aussi des hommes ? » dis-je à l'un des travailleurs; mais il me répliqua : « Les hommes viennent d'en haut et non d'en bas : pouvons-nous nous créer nous-mêmes ? Ici l'on ne fait que formuler par les progrès successifs de nos industries une matière plus subtile que celle qui compose la croûte terrestre. Ces fleurs qui vous paraissent naturelles, cet animal qui semblera vivre, ne seront que des produits de l'art élevé au plus haut point de nos connaissances, et chacun les jugera ainsi ».

Telles sont à peu près les paroles, ou qui me furent dites, ou dont je crus percevoir la signification. Je me mis à parcourir les salles du casino et j'y vis une grande foule, dans laquelle je distinguai quelques personnes qui m'étaient connues, les unes vivantes, d'autres mortes en divers temps. Les premières semblaient ne pas me voir, tandis que les autres me répondaient sans avoir l'air de me connaître. J'étais arrivé à la plus grande salle qui était toute tendue de velours ponceau* à bandes d'or tramé, formant de riches dessins. Au milieu se trouvait un sofa en forme de trône. Quelques passants s'y asseyaient pour en éprouver l'élasticité; mais les préparatifs n'étant pas terminés, ils se dirigeaient vers d'autres salles. On parlait d'un mariage et de l'époux qui, disait-on, devait arriver pour annoncer le moment de la fête. Aussitôt un transport insensé s'empara de moi. J'imaginai que celui qu'on attendait était mon double, qui devait épouser Aurélia, et je fis un scandale qui sembla consterner l'assemblée. Je me mis à parler avec violence, expliquant mes griefs et invoquant le secours de ceux qui me connaissaient. Un vieillard me dit : « Mais on ne se conduit pas ainsi, vous effrayez tout le monde ». Alors je m'écriai : « Je sais bien qu'il m'a frappé déjà de ses armes, mais je l'attends sans crainte et je connais le signe qui doit le vaincre »*.

En ce moment, un des ouvriers de l'atelier que j'avais visité en entrant parut, tenant une longue barre, dont l'extrémité se composait d'une boule rougie au feu. Je voulus m'élancer sur 1ui, mais la boule qu'il tenait en arrêt menaçait toujours ma tête. On semblait autour de moi me railler de mon impuissance... Alors je me reculai jusqu'au trône, l'âme pleine d'un indicible orgueil, et je levai le bras pour faire un signe qui me semblait avoir une puissance magique. Le cri d'une femme, distinct et vibrant, empreint d'une douleur déchirante, me réveilla en sursaut ! Les syllabes d'un mot inconnu que j'allais prononcer expiraient sur mes lèvres... Je me précipitai à terre et je me mis à prier avec ferveur en pleurant à chaudes larmes. — Mais quelle était donc cette voix qui venait de résonner si douloureusement dans la nuit ?

Elle n'appartenait pas au rêve; c'était la voix d'une personne vivante, et pourtant c'était pour moi la voix et l'accent d'Aurélia...

J'ouvris ma fenêtre; tout était tranquille, et le cri ne se répéta plus. — Je m'informai au dehors, personne n'avait rien entendu. — Et cependant, je suis encore certain que le cri était réel et que l'air des vivants en avait retenti... Sans doute, on me dira que le hasard a pu faire qu'à ce moment-là même une femme souffrante ait crié dans les environs de ma demeure. — Mais, selon ma pensée, les événements terrestres étaient liés à ceux du monde invisible. C'est un de ces rapports étranges dont je ne me rends pas compte moi-même et qu'il est plus aisé d'indiquer que de définir...

Qu'avais-je fait ? J'avais troublé l'harmonie de l'univers magique où mon âme puisait la certitude d'une existence immortelle. J'étais maudit peut-être pour avoir voulu percer un mystère redoutable en offensant la loi divine; je ne devais plus attendre que la colère et le mépris ! Les ombres irritées fuyaient en jetant des cris et traçant dans l'air des cercles fatals, comme les oiseaux à l'approche d'un orage.

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