George Sand

Histoire de ma vie

France   1855

Genre de texte
mémoires

Contexte
Le rêve se situe dans la suite de la deuxième partie du roman, qui en compte cinq.

Dans cette partie, Georges Sand se rappelle ses premiers souvenirs d’enfance. Elle se souvient d’un papier de tenture sur les murs de sa chambre dont la bordure contenait des médaillons représentant des bacchantes et des silènes. Impressionnée par ces médaillons, la petite George Sand, âgée d’environ huit ans, fait des cauchemars la nuit.

Texte témoin
Œuvres complètes, T. 40, 41, 42, 43, Paris, Calmann-Lévy, 1879, p. 260-262.




Un rêve d’enfance 2

Des figurines se détachent de la tapisserie

Au-dessus de chaque porte il y avait un médaillon plus grand que les autres, représentant une figurine, et ces figurines me paraissaient incomparables. Elles n’étaient pas pareilles. Celle que je voyais le matin en m’éveillant était une nymphe ou une flore dansante. Elle était vêtue de bleu pâle, couronnée de roses, et agitait dans ses mains une guirlande de fleurs. Celle-là me plaisait énormément. Mon premier regard, le matin, était pour elle. Elle semblait me rire et m’inviter à me lever pour aller courir et folâtrer en sa compagnie. Celle qui lui faisait vis-à-vis et que je voyais, le jour de ma table de travail, et le soir, en faisant mes prières avant d’aller me coucher, était d’une expression toute différente, elle ne riait ni ne dansait. C’était une bacchante grave. Sa tunique était verte, sa couronne était de pampres, et son bras étendu s’appuyait sur un thyrse. Ces deux figures représentaient peut-être le printemps et l’automne. Quoi qu’il en soit, ces deux personnages, d’un pied de haut environ, me causaient une vive impression. Ils étaient peut-être aussi pacifiques et aussi insignifiants l’un que l’autre; mais, dans mon cerveau, ils offraient le contraste bien tranché de la gaieté et de la tristesse, de la bienveillance et de la sévérité. Je regardais la bacchante avec étonnement, j’avais lu l’histoire d’Orphée déchiré par ces cruelles, et le soir, quand la lumière vacillante éclairait le bras étendu et le thyrse, je croyais voir la tête du divin chantre au bout d’un javelot. Mon petit lit était adossé à la muraille de manière que je ne visse point cette figure qui me tourmentait. Comme personne ne se doutait pourtant de ma prévention contre elle, l’hiver étant venu, ma mère changea mon lit de place pour le rapprocher de la cheminée, et de là je tournais le dos à ma nymphe bien-aimée pour ne voir que la ménade redoutable. Je ne me vantai pas de ma faiblesse, je commençais à avoir honte de cela; mais comme il me semblait que cette diablesse me regardait obstinément et me menaçait de son bras immobile, je mis ma tête sous les couvertures pour ne pas la voir en m’endormant. Ce fut inutile, au milieu de la nuit elle se détacha du médaillon, se glissa le long de la porte, devint aussi grande qu’une personne naturelle, comme disent les enfants, et, marchant à la porte d’en face, elle essaya d’arracher la jolie nymphe de son médaillon. Celle-ci poussait des cris déchirants; mais la bacchante ne s’en souciait pas. Elle tourmenta et déchira le papier jusqu’à ce que la nymphe s’en détacha et s’enfuit au milieu de la chambre. L’autre l’y poursuivit, et la pauvre nymphe échevelée s’étant précipitée sur mon lit pour se cacher sous mes rideaux, la bacchante furieuse vint vers moi et nous perça toutes deux de son thyrse, qui était devenu une lance acérée, et dont chaque coup était pour moi une blessure dont je sentais la douleur. Je criai, je me débattis, ma mère vint à mon secours; mais tandis qu’elle se levait, bien que je fusse assez éveillée pour le constater, j’étais encore assez endormie pour voir la bacchante. Le réel et le chimérique étaient simultanément devant mes yeux, et je vis distinctement la bacchante s’atténuer, s’éloigner, à mesure que ma mère s’approchait d’elle, devenir petite comme elle l’était dans son médaillon, grimper le long de la porte comme eût fait une souris et se replacer dans son cadre de feuilles de vigne, où elle reprit sa pose accoutumée et son air grave.

Je me rendormis, et je vis cette folle qui faisait encore des siennes. Elle courait tout le long de la bordure, appelant tous les silènes et toutes les autres bacchantes qui étaient attablés ou occupés à se divertir dans les médaillons, et elle les forçait à danser avec elle et à casser tous les meubles de la chambre.

Peu à peu le rêve devint très-confus, et j’y pris une sorte de plaisir. Le matin, à mon réveil, je vis la bacchante au lieu de la nymphe vis-à-vis de moi, et comme je ne me rendais plus compte de la nouvelle place que mon lit occupait dans la chambre, je crus un instant qu’en retournant à leurs médaillons, les deux petites personnes s’étaient trompées et avaient changé de porte; mais cette hallucination se dissipa aux premiers rayons du soleil, et je n’y pensai plus de la journée.

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