Edmond et Jules de Goncourt

Journal T. 2

France   1878

Genre de texte
mémoires

Contexte
Le récit de rêve se trouve dans le deuxième tome du Journal qui regroupe les textes écrits de janvier 1864 à décembre 1878. Le rêve est raconté à la fin d’une entrée datée du 26 septembre 1864.

Notes
Jules Janin : Journaliste et romancier français (Saint-Étienne, 1804 - Paris, 1874).

Heine : Poète et prosateur allemand (Düsseldorf, 1797 -Paris, 1856).

Texte témoin
Édité par R. Ricatte, Paris, Fasquelle et Flammarion, 1959, p. 83-84.




Un rêve de romancier

Une conversation avec Balzac sourd

Septembre 1864

Dans la préoccupation de notre Germinie Lacerteux, dans le congestionnement du dernier travail, j’ai rêvé que j’allais faire une visite à Balzac, qui était vivant, dans une vague banlieue, dans une maison qui ressemblait un peu au chalet de Janin et moitié à une maison que j’ai vue et que je ne me rappelle plus. Il me semblait qu’il y avait eu une grande bataille aux environs et la maison de Balzac était quelque chose comme le quartier général. Cela m’était dit non par la vue de soldats, mais par ces certitudes qu’on tire du fond de soi-même dans les rêves. Cependant, je me rappelle que j’avais vu des faisceaux d’armes dans la cour et qu’il y avait, étendues par terre, dans la pièce où j’attendais, des cartes militaires. Au bout de quelque temps, Balzac arrivait, avec la taille massive et la figure monacale de ses portraits. Il avait le costume d’un aumônier d’armée en campagne. Je savais ne l’avoir jamais vu et il me recevait comme une connaissance. Je lui racontais mon roman et je remarquais un assez grand dégoût, quand je lui parlais d'hystérie. Puis tout à coup, brusquement, comme cela a lieu dans les rêves, j’oubliais ce qui m’amenait et je lui parlais de lui, lui demandant ce qu’il faisait alors. Dans mon rêve, il était sourd, j’étais obligé de lui crier aux oreilles, et, comme les sourds, il parlait bas, si bas que je n’entendais presque jamais ses réponses. Je lui demandais si ses romans militaires n’étaient pas terminés. Il me fit un signe de tête négatif : «non, non... ah, mon gaillard, je vois à quoi vous faites allusion!» et je compris qu’il parlait des bordels de la route de Vincennes. «eh bien, je les ai vus, mais je n’y ai pas vécu... je n’y ai pas vécu...» reprit-il tristement.

Puis une lacune, semblable au texte de Pétrone. Et il me disait : «ah! C’est dommage! L’autre jour, Heine, le fameux Heine, le puissant Heine, le grand Heine est venu. Il a voulu monter sans se faire annoncer. Moi, vous savez, je ne suis pas au premier venu. Mais quand j’ai su que c’était lui, toute ma journée, il l’a eue... si j’avais su votre adresse, je vous aurais écrit... ah! C’est bien malheureux que je n’aie pas eu votre adresse! »

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