Anonyme

Le siège de Barbastre

France   1200

Genre de texte
Chanson de geste

Contexte
Chanson de geste de la fin du XIIe siècle ou du début du XIIIe appartenant au « grand cycle » de Guillaume d’Orange, et dans laquelle Beuves de Commarchis (un des frères de Guillaume) joue un rôle fondamental.

Le siège de Barbastre nous raconte la défaite des guerriers sarrasins qui s’efforcent de reconquérir la ville de Barbastre, en Aragon, tombée aux mains de Beuves de Commarchis et de ses fils Girart et Guielin. Le sentiment tendre qu’éprouvent certaines Sarrasines pour des guerriers chrétiens est un thème classique utilisé avec habileté par le narrateur. Le songe de Beuves de Commarchis (laisse XCIV), et aussi celui de la Sarrasine Almarinde (laisses CLIX et CLX) se rattachent à ce thème-là.

Almarinde, qui accompagna son père, le roi Fabur, venu à Barbastre afin d’apporter de l’aide aux assiégeants de la ville, est très curieuse en ce qui concerne les Français. Le Sarrasin Corsolt de Tabarie s’efforce de la mettre en garde contre ceux-ci. L’effet de sa longue harangue est cependant tout à fait contraire à ce qu’il voulait. Le soir venu, Almarinde fait un songe qui lui sera expliqué par sa compagne Aufanie.

Notes
(1) Les Sarrasines Almarinde, Blanchandine et Aufanie.

(2) Les vers 6145-6149 sont une sorte d’excursus du narrateur. Pour cette raison, ils ne sont pas traduits. [A.F.]

Autre version: Le songe d’Almarinde, dans le manuscrit édité en 1926 par J. L. Perrier, est un peu différent (surtout en ce qui concerne les animaux qui enlèvent Blanchandine et Aufanie) de celui raconté dans le manuscrit édité en 2000 par B. Guidot. Nous citons les vers 5666 à 5690 (vers 6225-6144 dans B. Guidot).]

Texte original

Texte témoin
Édité par Bernard Guidot, Paris, Honoré-Champion (diffusion hors France : éditions Slatkine, Genève), 2000, laisses CLIX et CLX, vers 6082-6168.

Édité par J. L. Perrier, Paris, Honoré Champion, 1926, laisse 151, vers 5666-5690.




Songe d'Almarinde

Un lion et deux monstres à ses pieds

Les trois jeunes filles (1) se trouvent maintenant dans la tente lacée,
Qui était toute en or fin travaillé.
L’émir les reçoit avec grand honneur et courtoisie.
Almarinde s’adresse à Corsolt de Tabarie :
« Quelle sorte de gens sont les Français? Aiment-ils les prouesses chevaleresques?
S’efforcent-ils de plaire aux dames afin de se faire aimer d’elles?
Quels sont les meilleurs? Ne me le cachez pas!
Passent-ils souvent la mer afin de nous attaquer? »
– « Madame », dit Corsolt, « que Mahomet les maudisse!
Avant-hier nous étions à côté de cette tour-là.
Les Francs devaient la rendre à l’émir de Persie,
Et lui, [à son tour], leur devait assurer la vie.
Nos païens n’en ont jamais entendu parler.
Alors, arrivèrent Guillaume d’Orange et sa suite.
Nos gens furent très horriblement maltraités,
Et la statue de Mahomet complètement brisée.
À notre suite est venu Guibert, celui qui tient la France en son pouvoir.
Il est un des meilleurs, et il est celui qui nous tourmente le plus.
Nous l’aurions pris, si de l’aide ne lui avait pas été apportée
Par le Seigneur Aymeri, son père à la barbe blanche.
Il nous attaqua au gué avec une grande audace.
Plus de mille Sarrasins y perdirent leur vie.
Après, nous arriva [?] l’armée de Goliath de Surie.
De l’autre côté nous restâmes, ils ne purent pas résister.
Maintenant l’armée de France est venue, et elle compte sous ses tentes
Aymeri et Guillaume au visage hardi,
Et Ernaut et le duc Beuve qui captura Barbastre,
Et Bernard et Garin, qui ne nous aiment pas,
Et Guibert, le plus jeune, qui tant nous combat,
Girart et Guielin, que Mahomet les maudisse!
À cause d’eux nous perdîmes Libanor de Turie,
Et le duc Beuve, leur père, nous prit Malatrie,
La fille de l’émir de la forte [ville de] Cordes.
Mais apprenez une chose qu’il est juste que je vous dise :
Si vous tombez en leur pouvoir, vous ne réussirez pas à vous échapper. »
La jeune fille entend ces mots, [et] elle ne peut pas s’empêcher de rire.
Et, de façon à ne pas être entendue, elle dit entre ses dents :
« Si je pouvais être enlevée par eux,
Vite j’abandonnerais et Mahomet et ma religion! »
Elle pense beaucoup à Guibert.
Devant le lit, l’émir de Persie s’inclina.
Vite elle s’endormit, car elle était fatiguée.
Les paiens et les Sarrasins sortirent de la tente.
Blanchandine et sa nièce Aufanie y restèrent.

Et Almarinde fit un songe très enjoué.
[Elle songea] que sa tente était plantée en aval, du côté du gué,
Et qu’on voyait, près de l’eau, sur le rivage gauche,
Un lion et deux monstres, blancs comme de la neige fraîche.
Dans un seul élan, ils se sont précipités dans l’eau,
[Et] ils viennent à sa tente avec un air soumis.
Devant ses pieds, le lion s’incline humblement,
[Et], par travers les flancs, il la saisit très rapidement.
L’un [des monstres] prit Blanchandine, l’autre Aufanie,
[Et] sans les blesser, il les portèrent au dehors de la tente.
Fabur est venu les secourir avec son épée brillante.
Il poursuivit le lion, et celui-ci l’abandonna.
Il vint vers le roi Fabur, tua son cheval,
Et aurait mangé le roi si sa suite ne l’avait protégé.
Le songe remplit la belle de peur.
Elle s’est assise sur le lit comme une femme troublée.
« Qu’avez-vous », on lui demande, « pourquoi êtes-vous si pâle? »
– « Je fis un songe », dit-elle, « que je ne comprends pas ».
– « Fasse Mahomet que tout soit bien », lui dit sa nièce Aufanie. (2)
[…]
La jeune fille au beau visage se lève,
La belle Blanchandine qui est si renommée.
Almarinde raconte alors, en détail, son songe.
« Par ma foi », dit Aufanie, « nous vous donnerons une bonne explication.
Le lion, c’est Guibert, celui qui porte l’oriflamme du dragon.
Et un des deux monstres était le fils de Beuve,
Et le troisième [l’autre] c’est Girart, on le sait assurément.
Ils nous emporteront les trois sans difficulté.
Si vous êtes d’accord, nous les inviterons
Furtivement et sans bruit, ce soir, après le coucher du soleil,
À venir nous parler tout de suite;
Et, jusqu’à la naissance du jour, nous nous divertirons avec eux.
S’ils désirent nous enlever, avec eux nous partirons. »
Et Almarinde répond : « Mais avant, il nous faudra trouver un endroit où loger.
Qu’on me fasse venir ici l’émir de Persie,
Il nous trouvera un terrain ou un endroit pour camper.
Quand nous serons campées, alors nous nous reposerons.
Nous regarderons le combat des Français,
[Et] si vous êtes d’accord, nous inviterons les comtes
À venir nous parler dans mon pavillon. »

Autre version :

Blanchandine resta, ainsi que sa nièce Aufanie.
[Et] elle fit un songe de grande diablerie,
Que sa tente était plantée en amont, au fond du gué,
[Là où] on passe l’eau vers le rivage droit.
Un lion et deux vautres [deux féroces chiens de chasse], blancs comme de la neige fraîche,
Dans l’eau se précipitent, tous dans un seul élan.
Tête basse, ils viennent dans sa tente,
Et, devant ses pieds, le lion humblement s’incline.
Par les deux flancs, il la saisit.
Un des vautres saisit Blanchandine, et l’autre Aufanie,
[Et] ils les portèrent hors de la tente sans les blesser.
Fabur est venu les secourir avec son épée à la main.
Il poursuivit le lion, et celui-ci l’abandonna,
Et chacun des deux vautres abandonna [aussi] sa proie.
Le lion reprend sa nature de bête sauvage,
[Et] les trois maltraitent terriblement les Turcs [les Sarrasins].
L’animal, furieux, se rue vers le roi Fabur,
Tue le cheval de celui-ci, brise son bouclier,
[Et] il aurait mangé le roi si ses barons ne l’avaient empêché.
Le songe remplit la belle de peur.
Elle s’assied dans son lit comme une femme troublée.
Les autres jeunes filles lui demandent doucement :
« Demoiselle, qu’avez-vous? Vous êtes si pâle? »
– « C’est pace que je fis un songe, et je ne sais pas qu’est-ce qu’il signifie. »
Et Blanchandine lui dit : « Racontez-le-moi, mon amie. »

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