Marcel Proust

Jean Santeuil

France   1900

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve constitue la partie centrale de la très brève et dernière section 13 (intitulée « Le rêve ») du chapitre 9 (le roman en compte 10). Il s'agit du plus long des trois alinéas de la section, chacun étant séparé par un astérisque.

Jean semble avoir oublié Françoise. Du moins, il ne ressent pas de chagrin lorsqu'il entend évoquer son nom associé à celui d'un autre. Il sent qu'il s'éloigne de son amour pour toujours. Il fait alors ce rêve d'adieu.

Notes
Jean Santeuil fut probablement écrit entre 1896 et 1900. Le roman a été laissé inachevé par Proust. Il est généralement considéré comme une première esquisse de ce qui allait devenir À la Recherche du temps perdu. D'ailleurs ce rêve préfigure nettement celui qui se trouve à la fin d'« Un amour de Swann », au premier volume de la Recherche : ce sera « Le rêve de Swann ».

Texte témoin
Marcel Proust, Jean Santeuil, préface d'André Maurois, Paris, Gallimard, 1952, tome 3, p. 229-231.

Édition originale
Marcel Proust, Jean Santeuil, préface d'André Maurois, Paris, Gallimard, 1952, tome 3, p. 229-231.

Édition critique
Marcel Proust, Jean Santeuil, précédé de : les Plaisirs et les jours, édition établie par Pierre Clarac avec la collaboration d'Yves Sanche, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la pléiade »), 1971.




Le rêve de Jean Santeuil

Un adieu à la femme jadis aimée

Elle [cette jalousie] ne croissait plus là, et cela seul l'avertissait qu'il était déjà loin de Françoise. Mais avant qu'elle fût anéantie pour jamais il devait l'éprouver une fois encore. Et Françoise, dont il se détachait aussi sans lui avoir dit adieu, devait venir prendre congé de lui. Et il devait une dernière fois encore se trouver en présence de cet amour, qui était déjà si loin de lui et qu'il laissait derrière lui sans avoir jamais eu la force d'y renoncer

*

Souvent ses rêves semblaient flotter au-dessus de sa propre vie, réaliser les destinées qui ne viendraient à lui que plus tard ou qui ne viendraient jamais à lui. Comme une nuit obscure mais momentanément éclairée, ils étaient pleins de signes et de présages. La chaîne des circonstances, la suite des temps ne pesant pas sur eux comme sur la vie de la veille, ils convenaient sans doute à cette dernière entrevue, à ce dernier rendez-vous avec un passé déjà trop lointain pour être ressaisi dans la vie. Ce fut donc sous le porche plein d'ombre d'un rêve que Françoise revint une dernière fois à lui et qu'il sentit une dernière fois, au moment où il l'avait déjà perdue pour jamais, la douceur inexprimable et cruelle d'un sentiment qui l'avait conduit pendant tant d'années, le flattant de la main ou le poussant de l'aiguillon. Ils étaient en promenade, Mme Saveur, Mme Lavaur, M. de Guiches, M. du Los, Françoise et Jean. C'était une après-midi, mais à tout moment il semblait que la lumière qui était la clarté de ce jour-là, et la lumière aussi qu'était ce regard de Mme Lavaur, le sourire de M. de Guiches, l'existence de M. du Los, la réalité de Françoise, hésitait et allait s'éteindre et que tous, le paysage et la journée elle-même ne seraient plus, seraient retournés au néant d'où ils ne seraient en réalité jamais sortis. Mais après quelques indécisions la lumière s'accrut, se fixa et les Lavaur, M. de Guiches, M. du Los, Françoise étaient bien réels, comme dans la vie. Tout d'un coup, Françoise disait qu'elle s'en allait, prenait congé de tout le monde et de Jean comme des autres, sans le prendre à part, lui dire où ils se reverraient. Jean n'osait pas le lui demander, mais souffrait horriblement, aurait voulu partir avec elle et malgré cela était obligé d'avoir l'air content, de continuer à parler aux autres. Il se sentait une si grande tendresse pour Françoise, il pensait à ses beaux yeux, à ses belles joues, puis la regardant partir ainsi il se sentait pris de haine pour elle, pour ses beaux yeux, pour ses belles joues. Et elle s'éloignait. Et il devait continuer à marcher dans l'autre sens avec les autres, s'éloignant d'elle plus à tout instant, dans deux minutes, il ne pourrait plus la rattraper. Il y avait des heures qu'elle était partie. Soudain M. du Los lui faisait remarquer que M. de Guiches était parti peu après elle. Et il disait que sans doute ils s'étaient rejoints mais qu'elle ne l'avait pas dit par politesse pour les autres. Et Jean se sentait une angoisse qui le creusait juste au milieu du corps entre les deux seins. Et il disait tout le temps : « Oui, sans doute, je trouve qu'elle a très bien fait, je le lui conseillais » pour ne pas avoir l'air ennuyé. Puis tout d'un coup cette ombre du passé alla rejoindre le passé lointain qui attendait sans doute cette dernière image pour l'engloutir avec lui, et Jean retomba dans un sommeil noir, sans rêves. Mais il sentait toujours cette angoisse entre les deux poumons. Tout d'un coup, quelqu'un lui dit : « Je ne voudrais pas faire une mauvaise plaisanterie, mais cette chose de Françoise, si on voulait la savoir, on pourrait peut-être demander à M. Cornet ». Il eut un violent coup au coeur. Pourtant l'autre jour, quand il avait appris cela pour M. Cornet, il n'en avait pas souffert. Et maintenant il en souffrait, comme il en eût souffert autrefois, s'il l'avait appris alors. Car c'était son âme d'autrefois qui, anxieuse sans doute de n'avoir pas eu ses adieux, était revenue cette nuit-là l'attendrir, le charmer et le tourmenter encore à la faveur de la nuit, le plein jour de la veille lui étant interdit.

Mais on était entré dans la chambre de Jean. La lumière entrait à plein flot et déjà l'âme morte avait pris pour ne plus revenir son vol silencieux : et quand Jean ouvrit les paupières, elle était aussi loin de lui qu'il s'était passé de temps et fait de changements en lui depuis qu'il avait commencé à moins aimer Françoise. En se sauvant elle avait oublié à son oreille le nom de Cornet. Il l'entendit sans autre tristesse que le dernier écho de l'agitation maintenant expirante qui l'avait possédé toute la nuit, et les yeux vers l'avenir, tournant de nouveau le dos au passé dont il s'éloignait, il se mit à se faire joyeusement l'actif complice de l'oeuvre de vie, de mort et d'oubli que la nature accomplissait par les autres et par lui, en lui comme en tous les autres.

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