Julien Green

Mont-Cinère

France   1926

Genre de texte
roman

Contexte
Fin du chapitre 12 (le roman en compte 42 dans l'édition définitive).

Emily a une quinzaine d'années. Elle vit avec sa mère, Mme Fletcher, une femme autoritaire, avare et hypocrite, sur la petite propriété au sud de Washington que son père avait nommée Mont-Cinère. Par exemple, à la mort de son mari, il y a cinq ans, Mme Fletcher avait saisi le premier prétexte pour se débarrasser de Frank Stevens qui faisait chez eux de menus travaux de jardinage. Elle avait cessé également d'acheter les légumes que le cultivateur venait parfois lui offir. En revanche, elle ne manquait pas de continuer à leur emprunter des outils ou de leur prendre gratuitement des légumes lorsqu'elle passait sur leur petite terre, à Rockly.

Précisément, Mme Fletcher a besoin que Stevens lui prête sa cariole le mardi qui vient et envoie sa fille la lui demander. Celle-ci est bien certaine qu'il refusera, puisque sa mère est en froid avec Mme Stevens, qui lui réclame la serpe empruntée il y a longtemps déjà. Or, justement, il ne refusera pas ! Au contraire, il explique humblement à Emily qu'en dépit du fait que mardi est jour de marché, il accepte de venir lui-même prendre sa mère pour la conduire à Wilmington et lui demande d'annoncer à sa mère que sa femme est enceinte. Emily revient sous la pluie, complètement dégoûtée que Frank Stevens s'humilie ainsi au service de sa mère (comme elle-même en venant lui faire cette demande); elle est aussi vaguement troublée par le physique du bel homme et le fait de savoir sa femme enceinte.

Au retour, trempée, énervée, épuisée, elle n'arrive pas à se reposer, elle ne peut achever le repas et doit prendre le lit.

Notes
Elle : Emily Fletcher, que sa mère va implicitement reconduire à sa chambre.

Rockly : Emily est descendue au village de Rockly au cours de l'après midi, à la demande de sa mère. Elle a été reçu par Frank Stevens dans la cuisine, une pièce de terre battue où la cheminée fume, où ne se trouve pas beaucoup d'ordre, plusieurs instruments agricoles traînant ici et là. Tout cela contraste avec l'ordre et la propreté de Mme Fletscher fait régner

Pluie : tout indique que la pluie se poursuit au cours du rêve.

Serpe : Frank lui a dit, pour tenter d’arrêter la dispute qui dure depuis longtemps entre sa femme et la mère d'Emily : « Mais oui, mademoiselle; c'est à cause de cette serpe, vous savez. Mrs. Fletcher n'était pas contente. C'est ma femme qui la lui a réclamée ». Et il a ajouté : « Mrs. Fletcher peut la garder, cette serpe, du reste » (p. 122).

* Les rôles sont inversés : l'après-midi, lorsque « la porte s'ouvrit brusquement », c'est Frank qui recevait Émily, légèrement trempée, ayant marchée sous une pluie fine.

Texte témoin
Julien Green, Œuvres complètes, éd. Jacques Petit, vol. 1, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1972, « Mont-Cinère », p. 67-270, p. 125-126.

Édition originale
Julien Green, Mont-Cinère, Paris, Plon (coll. « L'Aubier »), 1926. Édition incomplète de plusieurs chapitres.

--, Mont-Cinère, Paris, Plon (coll. « L'Abeille garance »), 1928. Édition complète.

Édition critique
Julien Green, OEuvres complètes, éd. Jacques Petit, vol. 1, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1972, « Mont-Cinère », p. 67-270, p. 125-126.

Bibliographie
FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no 75, p. 291-300, notamment p. 291.




Le cauchemar d'Emily Fletcher

Elle a tué sa mère

Elle * dut monter se coucher avant la fin du repas. Sa mère n'osa la retenir; elle offrit même de l'aider, car le tremblement dont la jeune fille était agitée lui faisait peur.

« Tu iras bien demain, lui dit-elle en l'accompagnant, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ? »

Emily se coucha aussitôt. Elle avait étalé ses vêtements sur le lit pour avoir plus chaud et s'endormit assez vite, mais des rêves pénibles l'éveillèrent en sursaut plusieurs fois dans le courant de la nuit.

Une vision plus effrayante que les autres lui fit pousser des gémissements. Elle rêva qu'elle était à Rockly, toute seule dans la pièce où elle avait été reçue l'après-midi même *. La pluie battait les vitres avec une violence extraordinaire *. Emily regardait autour d'elle et reconnaissait dans une lumière de crépuscule la cheminée, les chaises, un hoyau appuyé au mur, et tout à coup elle vit sa mère étendue à ses pieds; son visage était tourné contre le sol, ses petites mains grasses à moitié fermées semblaient faire le geste de saisir. Emily la contempla un instant sans oser faire un mouvement. Enfin, comme on se rappelle les événements lointains, avec lenteur et difficulté, elle se rappela qu'elle l'avait tuée à coups de serpe *. Affolée, elle parcourut la pièce avec précipitation, cherchant quelque chose dont elle pût recouvrir le corps. Enfin elle trouva, pendue au mur, derrière une porte, une sorte de longue houppelande brune qu'elle décrocha et jeta en toute hâte sur le cadavre. On frappa; elle eut juste le temps de s'asseoir à la table et de crier : « Entrez ! ». Alors la porte s'ouvrit toute grande comme si le vent et la pluie l'avaient forcée, et Stevens apparut sur le seuil *. Des rigoles d'eau coulaient dans les plis de ses vêtements. Il paraissait gêné et regardait à ses pieds, mais presque aussitôt il fit quelques pas en avant et dit :

« J'aurais voulu parler à Mrs. Fletcher. C'est à cause de cette serpe, mademoiselle. »

Emily ne répondit pas. Elle essayait de détourner les yeux de la houppelande brune et n'y parvenait pas; elle entendait le bruit rauque de sa propre respiration; il lui sembla que des heures entières passaient. Finalement, le jeune homme se dirigea vers le cadavre et en arracha la houppelande. Avec un hurlement d'effroi, Emily s'élança vers la porte et traversa le jardin en courant à toutes jambes, gagna la route où ses pieds enfoncèrent dans une boue affreuse comme dans un sable mouvant. Des gens venaient derrière elle; ils couraient aussi, mais plus vite qu'elle, dans un moment ils la rattraperaient; combien étaient-ils ? L'un d'eux criait quelque chose, mais le vent empêchait d'entendre; il cria plus fort et sa voix était comme une plainte; ce n'était peut-être pas une voix d'homme. La jeune fille fit un dernier effort, grimpa sur le talus et se mit à courir de plus belle, mais la voix la poursuivait, elle gémissait; c'était la voix de sa mère et elle criait :

« La serpe ! La serpe ! »

Emily s'éveilla en nage; d'une main tremblante de terreur elle chercha la bougie et les allumettes et ne put se calmer que lorsque la lumière brilla sur la table. Elle s'assit alors dans son lit et se tint longtemps immobile, le visage contre les genoux, repassant dans sa mémoire les hideuses circonstances de son cauchemar. Au petit jour seulement, elle se décida à éteindre la bougie et à se rendormir.

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