Honoré d’ Urfé

L’Astrée

France   1619

Genre de texte
Roman

Contexte
L’histoire se passe au Ve siècle de notre ère dans la région Rhône-Alpes, où des bergers et des bergères se livrent aux découvertes de l’amour.
Céladon, qui aime Astrée, s’est déguisé en une druide pour pouvoir s’en approcher et lui inspirer de l’amour plutôt qu’une simple amitié. Astrée révère la druide et l’aime, sans rien soupçonner. La druide prétend s’appeler Alexis.

Texte original

Texte témoin
L’Astrée, Genève, Slatkine, 1966. Tome 4, livre 5, p. 262-267.

Bibliographie
Eglal Henein, La Fontaine de la Vérité d’amour, Paris, Klincksieck 1999, p. 91-110.




Songe d’Astrée

Un cœur arraché

A ce mot, elles tournèrent leurs pas du côté du logis d’Astrée qui était encore dans le lit. Car dés que ses deux compagnes furent sorties de la chambre, au lieu de s’habiller, elle s’amusa à entretenir et caresser Alexis, avec tant de preuves de bonne volonté, que la feinte druide n’avait presque la force de résister à tant de faveurs; et à la vérité, jamais amant ne fut plus avant dans toute sorte de délices sans les goûter, qu’était Celadon, sous les habits de fille qu’il n’osait démentir. Cette contrainte était si malaisée à cette feinte druide, qu’elle changeait à tous coups de couleur, de quoi Astrée s’étant diverses fois aperçue : j’ai peur, dit-elle, ma maîtresse, que vous ne vous trouviez mal, je vous vois changer de couleur, je vous supplie ne vous contraignez point, car vous ne serez jamais en lieu où vous ayez plus de puissance qu’en cette maison.

- mon serviteur, répondit Alexis, je ne vaux pas la peine que vous prenez de remarquer les changements de mon visage. Il est vrai que je ne me porte guère bien; mais n’en soyez point en peine, car depuis la dernière maladie que j’ai eue, j’ai toujours eu de ces faiblesses, cela passera incontinent, et je suis marrie que vous en ayez eu connaissance.

- ah! Ma maîtresse, répliqua la bergère, vous n’aurez jamais mal qui me semble petit, et vous avez tort de me vouloir cacher celui que vous dites, puis qu’il est nécessaire que, comme vôtre serviteur, je le sache pour y chercher quelque remède.

- mon serviteur, reprit la druide, je vois bien que vous aimez plus Alexis qu’elle ne vaut; mais ne soyez pas en peine de son mal, puis qu’elle a le corps plus sain que l’esprit.

- et qu’est-ce, ajouta incontinent Astrée, qui vous peut fâcher, puis qu’il semble que tout vous vient à souhait? Vous avez un père qui vous aime, et qui vous chérit par dessus tous ses enfants; vous estes née avec toute sorte de commodités, et davantage vous estes estimée et honorée de tous ceux qui vous voient. Qu’est-ce donc qui vous peut donner sujet de déplaisir?

- encore oubliez-vous, continua Alexis, l’une des choses du monde qui me peut rendre la plus contente, et que je veux croire que je possède, qui est qu’Astrée aime Alexis, n’est-il pas vrai, mon serviteur?

- s’il est vrai? Répliqua-t-elle incontinent, ô dieux! Dit-elle en l’embrassant et la baisant, ne serait-ce point une offense irrémissible que vous me feriez si vous le pensiez autrement? Oui, ma maîtresse, je vous aime, puis qu’il vous plaît que j’use de ce mot; et je vous honore de telle façon, que je veux que le ciel ne m’aime plus, lors que je cesserai de vous aimer et honorer.

- ne dites pas, répondit la druide, que vous m’aimez, mais que vous aimez Alexis.

- je ne sais, dit Astrée, ce que vous voulez entendre par là, mais je vous assurerai bien que si j’aime Alexis, ce n’est que d’autant que vous avez ce nom, et que, si vous en aviez un autre, je l’aimerais de même pour l’amour de vous, et si vous voulez savoir ce que j’aime sans changement, c’est votre personne, c’est votre esprit, et votre mérite.

- et si je n’étais point druide, reprit Alexis, m’aimeriez-vous?

- plût à dieu, répondit-elle, que sans votre dommage vous fussiez née pour mon contentement bergère de Lignon, car j’espérerais que l’égalité qui serait entre nous vous convierait mieux à recevoir mon affection, que non pas cette différence que votre naissance y a mise.

- et si j’étais berger, dit Alexis, me continueriez-vous cette même volonté?

- or à cela, reprit froidement Astrée, je vous répondrai franchement qu’il serait impossible que je vous aimasse comme je fais; et à la vérité il ne me siérait pas bien d’aimer un homme comme je vous aime, mais quand il me serait permis, encor ne crois-je pas que je le pusse faire, il suffit que j’en ai aimé un, sans que jamais plus j’y retourne.

Alexis fut bien marrie d’avoir été si curieuse. Toutefois, puis qu’elle en avait été si avant, elle voulut encore passer plus outre : je savais bien, lui dit-elle, mon serviteur, que ce n’était qu’Alexis que vous aimiez, et non pas la personne, car autrement, si les dieux me faisaient devenir berger, pourquoi cesseriez-vous de m’aimer?

- si les dieux, répondit Astrée, me faisaient cette offense, j’aurais occasion de me plaindre d’eux, de m’avoir privée de tout le bien que j’espère jamais recevoir, et dés là je dirais un adieu à toute sorte de plaisir et de contentement.

- mais pourquoi ne m’aimeriez-vous pas, dit Alexis, puis que mon corps serait toujours mon corps, et que mon âme serait toujours la même?

- que voulez-vous, ma maîtresse, que je vous die, répondit la bergère, sinon que jamais on ne verra qu’Astrée ait aimé deux bergers? Et je vous supplie, ma chère maîtresse, n’en parlons plus, car encore que je sache bien que ce changement ne peut être, toutefois l’imagination m’en fait glacer tout le sang.

- Et il était vrai qu’elle en était pâlie. De quoi s’apercevant Alexis, et voyant qu’il n’y avait point d’apparence de continuer ce discours, elle lui dit : et bien! Mon serviteur, je ne vous en parlerai plus, à condition que vous me direz à quoi vous songiez ce matin, quand vous vous êtes éveillée.

- je le ferai de bon coeur, répondit Astrée, pourvu que je m’en puisse souvenir. Mais, ma maîtresse, ajouta-t-elle, pourquoi me le demandez-vous?

- parce, répliqua la druide, que, toute endormie que vous étiez, j’ai ouï que vous disiez en vous tournant de mon côté, et d’une voix comme plaintive : ah Celadon!

- vous avez bien fait, dit alors Astrée, de me remettre en mémoire par ce mot une partie de mon songe, car je ne sais si autrement je m’en fusse souvenue. J’ai songé, continua-t-elle, que j’étais entrée dans un taillis tellement épais et d’arbres et de ronces, que les épines, après m’avoir rompu presque tous mes habits, et l’obscurité du lieu m’empêchant de voir par où je passais, je sentais à tous coups la pointe de ces épines jusques dans la chair. Après avoir travaillé longuement en vain pour sortir de cette peine, il m’a semblé qu’une personne que je ne connaissais point à cause de l’obscurité du lieu, s’est approchée de moi, et m’a dit, me cachant toutefois son visage curieusement, et me tendant la main, que, si je la voulais suivre, elle me pourrait mettre hors de la peine où j’étais. Il m’a semblé qu’après l’avoir remerciée du secours qu’elle m’était venue donner, j’ai marché en la suivant, et quoi que sans y voir, toutefois avec beaucoup moins d’incommodité que je ne faisais pas auparavant; mais nous ne pouvions sortir ni l’un ni l’autre du bois où nous étions. En fin il m’a semblé que quelqu’un s’étant mis entre ma guide et moi pour nous séparer, elle m’a tellement serré la main, et moi à elle pour ne la lâcher point, que l’autre y mettant toute sa force, en fin a tant tiré, et d’un côté et d’autre, que la main que je tenais s’est détachée du bras de celle qui me conduisait, et en même temps il m’a semblé de voir quelque peu de lumière. Cela a été cause que voulant avec regret regarder la main qui m’était demeurée, j’ai trouvé que c’était un coeur qui s’allait enflant peu à peu, jusqu’à ce que celui qui m’avait fait perdre ma guide est revenu avec un grand couteau en la main, et qui, quelque défense que j’y aie pu faire, a donné un si grand coup dessus, et lui a fait une si grande blessure, que je me suis trouvée presque toute couverte de sang. L’horreur que j’en ai eue a été cause que je l’ai jeté en terre, mais il n’y a pas été plus tôt que j’ai vu ce coeur changé en Celadon, ce qui m’a donné une si grande frayeur, que je me suis écriée comme vous avez ouï, et en même temps me suis éveillée.

- vraiment, reprit Alexis, voilà un songe qui sans doute signifie quelque chose, car, encore que la plupart soient faux, et seulement des impressions des choses précédentes que nous avons, ou vues, ou ouïes, et quelquefois des vapeurs des viandes dont l’estomac est chargé, ou bien selon la complexion, et la bonne ou mauvaise qualité du corps; si est-ce que celui-ci n’a nulle des conditions que les songes faux ont accoutumé d’avoir, d’autant que ceux-là ne sont pas suivis, ou bien viennent dés le commencement du sommeil. Mais celui-ci a une grande suite, et une grande correspondance en toutes ses parties, outre qu’il est venu sur le matin, que les vapeurs des viandes ne peuvent plus faire d’effet, de sorte que, quant à moi, je penserais bien vous en pouvoir expliquer quelque chose.

- je vous aurais bien de l’obligation, répondit Astrée, s’il vous plaisait d’en prendre la peine.

- ce bois où vous étiez si plein de ronces et d’obscurité, dit Alexis, c’est quelque peine où vous estes, et de laquelle vous avez peu d’espérance de sortir. Celle qui se présente, et qui vous rend le chemin dans le bois plus aisé, c’est moi. Celui qui nous veut séparer, c’est que je serai contrainte de m’en retourner aux carnutes par Adamas. Nous y résisterons et l’une et l’autre tant que nous pourrons. En fin l’on nous séparera, mais je vous laisserai mon coeur, qui vous tiendra lieu de celui de Celadon, et avec la connaissance que vous en aurez, vous vivrez plus contente que vous n’avez pas été par le passé, ce qui vous est montré par la clarté qui depuis vous est apparue.

- ah! Ma maîtresse, je veux bien, s’écria Astrée, l’explication de mon songe jusqu’à cette séparation, mais cela je ne le puis souffrir, et vous-même le pourriez-vous faire? N’auriez-vous point de regret de ce serviteur, qui vous aime avec tant de passion, qu’il faut croire que le même moment qui nous séparera sera celui qui me verra porter dans le cercueil? Et en disant ces paroles, elle serrait la main d’Alexis entre les siennes, et ne pouvait empêcher que les larmes ne coulassent le long de son beau visage. Et parce qu’Alexis la considérait sans lui rien dire : mais, ma maîtresse, continua-t-elle, vous ne me dites mot! Serait-il bien possible que vous pussiez consentir à notre séparation?

- vous voyez, reprit Alexis, ce que votre songe vous en dit : jugez, puis que je vous laisse mon coeur entre les mains, si j’y consentirai ou non.

- ô ma maîtresse! Répliqua la bergère, cela ne me contente pas; jurez-le moi par la chose du monde qui vous est la plus inviolable.

- ce sera par l’affection que je porte à la belle Astrée, dit Alexis.

- soit, reprit Astrée, par quoi que ce soit, pourvu que ce serment vous soit inviolable. Jurez-moi, vous dis-je, ma chère maîtresse, que jamais vous ne m’abandonnerez. Et moi, je vous ferai serment par l’âme de celui que j’ai le plus aimé, et par l’amour que je vous porte maintenant, et puis par tous les dieux domestiques qui nous écoutent, que ni violence de parents, ni incommodité d’affaires, ni considération quelconque qui puisse tomber sous la pensée, ne me sépareront jamais de ma chère maîtresse, que j’embrasse, dit-elle, lui jetant les bras au col, et que je ne laisserai point sortir des liens de mes bras qu’elle ne m’ait fait ce serment; si pour le moins elle ne veut point que je meure à cette heure même de déplaisir.

Alexis alors, la liant de semblable façon avec ses bras, et posant sa bouche sur son sein, lui dit : et moi, mon serviteur, je vous jure, par l’affection que je vous porte, qui est la seule que j’ai et que j’aurai jamais, je vous jure par celle que vous me témoignez, qui est la seule que je veux, et que je désire, je jure par Hesus, Bellenus, Taramis, le grand Tautates, qui nous écoute, et qui nous voit. Bref, je jure par vous, Astrée, sans laquelle je prie le ciel de ne me point laisser vivre, que jamais l’autorité de mon père, ni l’obéissance que je dois à mes anciennes, ni les devoirs de quelque sorte qu’ils me puissent obliger, ne me sépareront de cette belle Astrée, sur le sein de laquelle je le jure, comme le lieu qui m’est le plus saint et sacré de l’univers.

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