Julien Green

Minuit

France   1936

Genre de texte
roman

Contexte
Première partie, fin du chapitre 8.

La mère d'Élisabeth s'est suicidée dans un champ par amour pour un homme. La petite fille est recueillie tout d'abord par ses tantes qui ne l'aiment pas ni ne la considèrent. C'est Rose, celle qui semble la plus raisonnable et la plus sensée, qui la prend sous son aile mais ce n'est guère pour longtemps. Le premier soir, après avoir été obligée de se coucher dans une chambre à débarras sans aucune lumière, Élisabeth fait un cauchemar : elle assiste à son propre enterrement. Se réveillant en sursaut, elle décide de sortir de la chambre car elle a entendu un bruit. Quelle n'est pas sa surprise lorsqu'elle aperçoit sa tante en train de laver frénétiquement le plancher de sa cuisine en parlant à son mari et ses enfants décédés. C'est à ce moment qu'elle décide de s'enfuir.

Notes
Elle : Élisabeth, l'héroïne de l'histoire.

Prison de bois : Importante suggestion de Jacques Petit : «Ce rêve pourrait être une réminiscence du film de Dreyer, Vampyr: "l'enterrement vu de l'intérieur du cercueil... " (Journal, 12 octobre 1932)» (Pléiade, vol. 2, p. 433, n. 1).

Texte témoin
Julien Green, Minuit, Paris, Plon, 1936, p. 54-55.

Édition originale

Julien Green, Minuit, Paris, Plon (coll. « La Palatine »), 1936.

Édition originale
Julien Green, Minuit, Paris, Plon (coll. « La Palatine »), 1936.

Édition critique
Julien Green, Œuvres complètes, Minuit, éd. Jacques Petit, Paris, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), vol. 2, 1972, p. 433-434.

Bibliographie
BRUDO, Annie, Rêve et fantastique chez Julien Green, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 138-176.

FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no 75, p. 291-300, notamment p. 294.

DERIVIÈRE, Philippe, Julien Green : les Chemins de l'errance, Bruxelles, Éditions Talus d'approche (coll. « Essais »), 1994, p. 116-136.




Le cauchemar d'Élisabeth

Elle se voit dans un cercueil

[...] Tout à coup, la fatigue d'une émotion si violente et si prolongée la coucha sur le sol et lui ferma les yeux.

Elle * rêva qu'on marchait près d'elle, à droite et à gauche, en avant, en arrière. C'étaient des pas martelés comme ceux d'une troupe d'hommes allant dans un sens et dans l'autre. D'une manière impossible à décrire, l'enfant se trouvait au centre de cet innombrable piétinement qui passait sur elle et à travers elle avec autant de facilité que si elle n'eût pas existé. Sourd et profond, ce bruit grondait à ses oreilles comme la rumeur d'une catastrophe souterraine, et bientôt elle sentit qu'on la soulevait du sol avec précaution et qu'elle se mettait à flotter horizontalement. Par une singularité du rêve, elle se vit dans cette position étrange; ses mains étendues à plat posaient sur le vide, sa chevelure tombait toute droite et caressait le plancher. Alors les pieds invisibles se groupaient autour d'elle de manière à la cerner de toutes parts et à former une sorte de procession qui traversa la pièce, puis le mur. Ce qui la frappa d'abord fut l'immobilité absolue de son corps, puis elle s'aperçut qu'une ombre l'enveloppait à la façon d'une gaine dont le contour devenait plus précis; enfin elle ne vit plus qu'une longue boîte noire qui voyageait presque au ras du sol dans la lumière nocturne. De rue en rue, on porta cette boîte jusqu'à une église dont le portail s'ouvrit à son approche et elle fut placée au milieu de la nef, sur une grande dalle qu'on eût dite tirée du fond de la mer tant les rayons de la lune lui prêtaient de bizarres couleurs. Et elle entendit qu'on jetait sur elle des paroles de colère qui tintaient à ses oreilles comme les appels furieux d'une cloche. À ce moment, la voûte de la nef se fendit sur toute sa longueur avec un fracas de tonnerre et une énorme masse d'eau croula du ciel noir dans l'église livide; la pluie battante fustigea le cercueil pendant qu'une voix véhémente retentissait à travers le tumulte, et il semblait à l'enfant que cette voix déferlait et se brisait sur elle comme une vague. Elle se mit alors à crier et se vit elle-même remuant d'une manière affreuse dans son étroite prison de bois *.

Ces efforts la réveillèrent et elle se trouva tout à coup assise, les mains à la gorge, les jambes serrées dans la couverture qu'en se retournant, sans doute, elle avait enroulée autour d'elle. Pourtant elle douta si elle ne rêvait pas encore, car une rumeur confuse parvenait à ses oreilles. D'abord elle crut qu'il pleuvait, mais la nuit d'une transparence glaciale ne se couvrait d'aucun nuage. Après une courte hésitation, elle se leva et gagna la porte qu'elle ouvrit. Tout agitée encore d'un cauchemar qui lui avait paru aussi vrai que les gestes qu'elle accomplissait à présent, elle se pencha dans le couloir. La frayeur lui arracha un cri : il y avait quelqu'un dans la cuisine.

Son premier mouvement fut de rentrer dans le débarras et elle allait le faire quand la voix de sa tante la fit tressaillir; elle reconnut en effet la voix qu'elle avait entendue dans son sommeil.

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