Julien Green

Minuit

France   1936

Genre de texte
roman

Contexte
Troisième partie du roman. La brève vision (ou l'évocation d'un rêve) se trouve à la fin du chapitre 4, puis le récit de rêve à la fin du chapitre 6.

La mère d'Élisabeth s'est suicidée dans un champ par amour pour un homme. Le petite fille est recueillie tout d'abord par ses tantes qui ne l'aiment pas ni ne la considèrent. C'est Rose, celle qui semble la plus raisonnable et la plus sensée qui la prend sous son aile mais ce n'est guère pour longtemps. Le premier soir, après l'avoir obligée à se coucher dans une chambre à débarras sans aucune lumière, Élisabeth fait un cauchemar : elle assiste à son propre enterrement. Se réveillant en sursaut, elle décide de sortir de la chambre car elle a entendu un bruit. Quelle n'est pas sa surprise lorsqu'elle aperçoit sa tante en train de laver frénétiquement le plancher de sa cuisine en parlant à son mari et ses enfants décédés. C'est à ce moment qu'elle décide de s'enfuir.

Pendant quelques années, elle se réfugie chez monsieur Lerat, un homme qu'elle a rencontré le soir de sa fuite, mais à la mort de ce dernier, on l'envoie à Fontfroide, une prétendue maison d'enseignement. C'est à cet endroit qu'elle fera plusieurs fois le cauchemar laissant deviner que monsieur Edme la visite au cours de son sommeil et l'observe secrètement. On en trouve d'abord une brève préfiguration, sous la forme d'une vision (« elle rêva qu'un main tournait délicatement la clef dans la serrure de sa chambre »), puis un récit proprement dit.

Notes
* Élisabeth vient de gagner sa chambre, à Fontfroide, au manoir de monsieur Edme. Couchée nue, ses draps font « un bruit si singulier chaque fois qu'elle déplaçait sa tête, une espèce de murmure comme celui du vent dans les feuilles ». Alors, elle se « cache » sous son drap, s'en recouvrant la tête. Mais il lui semble qu'on remue dans sa chambre et bientôt elle entend « un souffle rauque chuchoter à son oreille ». Alors elle s'endort, comme on s'évanouit.

Serrure : cette vision ou le sujet de ce rêve sera développée dans le récit qui suit, trois chapitres plus loin.

Blottie : Élisabeth, qui se sent de plus en plus observée, vient de jeter un coup d'œil à sa fenêtre, pour regarder la grande croisée d'où il lui a semblé qu'on la regardait le matin. Il n'y a là qu'obscurité.

Ces visions : le lecteur aura deviné que c'est monsieur Edme qui entre ainsi dans la chambre et observe Élisabeth.

Texte témoin
Julien Green, Minuit, Paris, Librairie Plon, 1936, p. 170, 193-195.

Édition originale
Julien Green, Minuit, Paris, Plon (coll. « La Palatine »), 1936.

Édition critique
Julien Green, Œuvres complètes, Minuit, éd. Jacques Petit, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), vol. 2, 1972, p. 532, 533.

Bibliographie
BRUDO, Annie, Rêve et fantastique chez Julien Green, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 138-176.

DERIVIÈRE, Philippe, Julien Green : Les Chemins de l'errance, Bruxelles, Éditions Talus d'approche, coll. « Essais », 1994, p. 116-136.

FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no. 75, p. 291-300, notamment p. 294.




Cauchemar et réalité

Elle rêve qu'un homme l'observe

Des régions merveilleuses où le sommeil l'entraînait, un mouvement involontaire la ramena brusquement dans son lit et elle entendit à nouveau le chuchotement de tout à l'heure *, mais cette fois elle comprit que c'était le drap qui faisait ce bruit en se froissant, et avec un soupir de bonheur elle se rendormit. Au moment où elle perdait conscience, elle rêva qu'une main tournait délicatement la clef dans la serrure de sa chambre *.

[...]

Quelques minutes plus tard *, la jeune fille, blottie dans son lit, suivait des yeux le mouvement capricieux de la flamme; mais elle n'eut pas même le temps de se demander si l'obscurité complète ne valait pas mieux que ces grands reflets rouges qui sautaient aux murs, car presque aussitôt, elle s'endormit.

Un songe bizarre troubla son sommeil. Elle rêva qu'au milieu de la nuit, la porte de sa chambre s'ouvrait tout doucement et qu'un homme entrait chez elle. Il marchait avec les précautions infinies d'un voleur, posant un pied, s'arrêtant, écoutant, puis avançant encore, d'un seul pas à la fois.

À la clarté de la bougie, qui brûlait encore, elle distingua dans un long visage émacié les trous noirs des orbites au fond desquelles brillaient des yeux un peu fixes dont les cils ne battaient pas. Elle devina que ce regard attentif la cherchait, car elle s'était réfugiée dans une partie du lit que couvrait un large pan d'ombre. Pendant plusieurs secondes, il lui sembla que la vie s'arrêtait en elle; un froid glacial l'enveloppa tout à coup et elle sentit sa peau se tirer sur ses membres. L'homme s'arrêta au pied du lit, les mains le long du corps, le torse légèrement incliné en avant. Il était petit et mince. Ses sourcils se froncèrent dans l'effort qu'il faisait pour la voir et il tourna un instant la tête vers la bougie dont la flamme vacillait. Peut-être l'idée lui vint-elle de déplacer cette bougie, mais il ne bougea pas et se remit bientôt à observer la jeune fille. Elle entendait distinctement son souffle bref et rauque comme celui d'un homme qui a couru. La tête bourdonnante, elle ferma les yeux. Quelques minutes s'écoulèrent, puis les lames du plancher se mirent à grincer et à gémir. L'une d'elles craqua très fort et ce bruit sec fut suivi d'un assez long silence. Lorsque Élisabeth rouvrit enfin les paupières, elle était seule dans la chambre. Son cœur battait, mais elle respirait mieux et elle poussa un long soupir qui la ramena brusquement à elle. Sur la cheminée la petite flamme orange jetait ses dernières lueurs, et le vent murmurait doucement à la fenêtre.

Le lendemain matin, elle s'éveilla le cœur oppressé. Pourtant, elle avait oublié son rêve de la nuit et ce ne fut qu'au moment où elle se coiffait qu'elle y songea. Sa première pensée fut qu'un homme était vraiment entré dans sa chambre pour la regarder, et de saisissement, elle laissa tomber la brosse qu'elle tenait à la main. D'un bout à l'autre, la scène se déroula dans sa mémoire avec une précision minutieuse et ce caractère irréfutable des choses réelles, et tout d'abord elle ne douta pas qu'elle eût reçu la visite d'une personne vivante, mais la raison vint aussitôt à son secours et lui fournit tous les arguments nécessaires pour récuser ces visions *.

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