Julien Green

Le Malfaiteur

France   1948

Genre de texte
roman

Contexte
Au début de l'avant-dernier chapitre du roman : deuxième partie, chapitre 4 (ou troisième partie, chapitre 3 de l'édition définitive).

L'histoire se déroule dans la maison des Vasseur, une riche famille de province. Ils sont hautains, prétentieux et ne pensent qu'à leur réputation. Ils hébergent un cousin âgé, Jean, un homosexuel amoureux d'un jeune homme qui le rejette et une autre cousine, la jeune Hedwige, chez eux depuis l'âge de dix ans. Orpheline, la jeune fille demeure chez les Vasseur et vit enjouée et insouciante jusqu'au jour où elle rencontre Gaston Dolange dont elle tombe follement amoureuse. Malheureusement, il s'avère que le jeune homme ne s'intéresse nullement à elle car il est également homosexuel; il s'agit en effet de l'homme que Jean aime. S'enfuyant à Naples car il est poursuivi par la police, Jean se suicide. Hedwige fera de même mais en ne sachant toujours pas clairement pourquoi Gaston Dolange lui est interdit, alors que tous autour d'elle connaissent son homosexualité.

Le lecteur de l'édition définitive vient de lire la longue « confession » de Jean qui forme l'essentiel de la seconde partie du roman et, au chapitre précédent, Mme Pauque a lu à Hedwige la lettre que son cousin Jean lui adresse de Naple : il lui demande de renoncer à Gaston Dolange. Malgré que la lettre soit parfaitement explicite sur ce point et malgré les commentaires de Mme Pauque, Hedwige ne comprend toujours pas que Dolange est homosexuel et ne s'explique pas pourquoi tous lui demandent de renoncer à lui. Elle finit par inventer une explication qu'elle croit fort honteuse : Gaston Dolange est impuissant ! Et c'est de cette explication que découle le rêve.

Notes
Hedwige : l'héroïne du roman.

Gaston Dolange : le garçon dont Hedwige est amoureuse.

Jean : le cousin d'Hedwige, qui demeure chez les Vasseur. Il est homosexuel et amoureux, lui aussi, du jeune Gaston Dolange. Réfugié à Naples, d'où il vient d'écrire à Hedwige pour la supplier de renoncer à Dolange, il se suicidera bientôt de désespoir.

Mme Pauque : la sœur de Mme Vasseur; ce sont les deux tantes de l'héroïne. Elle a lu à Hedwige ce jour-là la lettre de Jean, puis avec son accord l'a déchirée et jetée dans une bouche d'égout.

L'antiquaire : il s'agit d'Arlette, une amie d'Ulrique, qui connaît bien Gaston Dolange. Hedwige est allée la voir pour lui demander de lui permettre de rencontrer Dolange en privé à son magasin.

* Le commentaire de Jacques Petit dans l'édition définitive s'ouvre ainsi : « Ce rêve, comme il arrive presque toujours dans les romans de Julien Green, ressemble vraiment à un rêve » (Pléiade, vol. 3, p. 358, n. 2). Selon lui, Hedwige a compris ou croit avoir compris les explications de Jean, d'Arlette et de Mme Pauque, mais « inconsciemment elle n'admet pas cette explication », c'est-à-dire l'« impuissance » de Jean. Le rêve suggère donc la bonne explication, celle que le lecteur connaît évidemment (ce qui tient au simple fait que Gaston Dolange fuit la rêveuse du regard), tandis qu'il accable la pauvre héroïne de son aveuglement.

Texte témoin
Julien Green, le Malfaiteur, Paris, Plon, 1955, p. 180-182.

Édition originale
Julien Green, Œuvres complètes, Romans, le Malfaiteur, Paris, Plon, 1955, vol. 4.

Édition critique
Julien Green, Œuvres complètes. le Malfaiteur, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1972, vol. 3, p. 361.

Bibliographie
FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no. 75, p. 291-300 (curieusement, Field ne dit pas un mot des rêves de ce roman).




Hedwige, deuxième nuit

Les yeux

Elle * rêva. Il * était nu devant elle. Son corps brillait pareil à celui d'une idole, et elle voyait sa poitrine et ses flancs palpiter comme s'il avait couru, mais il ne bougeait pas : il attendait. Une expression singulière passa sur ses traits, d'abord dans ses prunelles bleues où elle crut lire un défi, puis sur ses lèvres charnues qui se tendirent un peu, en un sourire féroce qui montrait des dents d'une blancheur enfantine. Du temps s'écoula. Hedwige ressentait une intolérable brûlure sur toute sa chair et n'existait plus que par ses yeux qui suivaient le regard de l'homme, et tantôt ce regard se portait vers la droite, tantôt vers la gauche, mais jamais il ne se posait sur elle, et de toutes ses forces elle criait, elle criait d'horreur, elle criait sans arrêt. Puis une ombre se fit, cachant l'apparition, et peu à peu elle reconnut le visage de Jean *. Il ouvrait la bouche, mais aucun son ne se faisait entendre, quelque soin qu'il prît d'articuler, et sur ses joues ravinées par les larmes, elle distingua deux filets de sang qui partaient des yeux. Les mains étendues pour l'éloigner, non pour l'accueillir, il secouait tristement la tête. Elle l'appela. Le regard de Jean s'abaissa vers le sol où elle aperçut les fragments de la lettre que Mme Pauque * avait déchirée, et il disparut. Après lui, l'antiquaire * se plaça entre elle et l'homme immobile et disait : « non ! » d'une voix rude et méchante. Enfin, Mme Pauque, vêtue de noir de la tête aux pieds, majestueuse et belle, les bras levés comme une prophétesse : « aveugle ! criait-elle. Hedwige est aveugle ! ». « Oh ! gémissait la jeune fille, ce n'est pas vrai ! Non ! Non ! » *.

— Si ! reprenait doucement Mme Pauque en lui caressant les cheveux. Il faut vous réveiller, mon enfant. Vous faites un mauvais rêve, mais tout est bien, c'est fini. Réveillez-vous !

En disant ces mots, elle lui tapota l'épaule jusqu'à ce que la jeune fille échappât à la vision qui lui arrachait, non pas les hurlements de terreur qu'elle croyait entendre, mais un petit cri plaintif d'enfant malade. Un frisson la parcourut. Se retournant sur le dos, elle ouvrit les yeux tout grands et considéra le visage qu'elle quittait dans un cauchemar pour le retrouver dans la vie réelle.

— Allons, fit Mme Pauque en écartant du front d'Hedwige les mèches qui le recouvraient, calmez-vous, ma petite fille. Vous êtes dans votre chambre et je suis près de vous.

— J'ai rêvé à vous, dit Hedwige.

— Étais-je donc si terrible ? demanda Mme Pauque en riant. Que faisais-je donc dans votre rêve ?

Mais la jeune fille ne se souvenait plus de rien. Avec une irritation grandissante, elle essayait de retenir les derniers lambeaux de ce cauchemar qui s'évanouissait dans sa tête, mais dont il lui restait une blessure.

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