Julien Green

Varouna

France   1940

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se situe au second chapitre de la première partie,« Hoël »,dont on trouve ici le début et la fin.

L'histoire de Hoël se déroule il y a plusieurs siècles,celle d'Hélène au Moyen Âge et celle Jeanne au début du XXe siècle. Ces trois histoires en impliquent plusieurs autres, toutes liées par une chaînette que Hoël trouve sur la plage au début du roman, chaîne qui vient du fond des âges et que Jeanne retrouvera au British Museum dans les toutes dernières pages.

Hoël est un jeune enfant que ses parents exploitent pour jouer le rôle du bateau le long des récits où les embarcations qui veulent le suivre les soirs de tempêtes viennent s'échouer. Là, elles sont pillées. L'enfant trouve un jour une chaîne sur la plage et la cache dans sa tunique. Le second chapitre du roman raconte le premier rêve de Hoël.

Notes
(1) Il s'agit maintenant de Hoël devenu l'homme en rouge, mais très vite on perd complètement de vue le petit garçon, l'homme devenant le sujet du récit.

(2) Cet ermite que l'homme en rouge rencontre était un sage qui avait renoncé à tout et ne conservait que cette chaîne. On l'enterra avec à sa mort. Sa sépulture violée par des brigands, la chaîne est jetée comme sans valeur. Beaucoup plus tard, elle est découverte par un terrassier qui la met au cou de sa fille; elle en meurt et son père jette la chaîne sur la route, où elle est ramassée par des marchands. Etc. Il fallait qu'elle parvienne à l'homme en rouge. Après avoir évoqué les histoires de ceux qui l'avaient eue avant lui, l'ermite lui raconte encore des histoires et des bribes d'histoires de ceux qui l'auront après lui, jusqu'au moment d'évoquer Hoël. Nous reproduisons le texte à partir de là.

Commentaires
Varouna est un roman fantastique et plus précisément un récit d'aventures fantastique se présentant d'abord sous la forme du conte merveilleux. Il comprend une quinzaine de rêves. On trouve ici le début et la fin du premier de ces rêves. On donnera aussi comme échantillon le dernier des rêves de Jeanne, qui ferme le roman.

À remarquer qu'un autre roman de Julien Green joue de l'opposition (fantastique) du rêve et de la réalité (et plus précisément de la réalité de la folie, de la maladie qui conduit le héros à la mort), Si j'étais vous (Paris, Plon, 1947), où Fabien prend, paraît prendre la personnalité et l'identité des autres. Le roman ne contient toutefois aucun récit de rêve.

Texte témoin
Julien Green, Varouna, Paris, Plon (coll. « La Palatine »), 1940, p. 6-7 et 11-112.

Édition originale
Julien Green, Varouna, Paris, Plon (coll. « La Palatine »), 1940, p. 6-7 et 11-112.

Édition critique
Julien Green, OEuvres complètes, éd. Jacques Petit, vol. 2, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1972, « Ã‰paves », p. x-y.

Bibliographie
FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no 75, p. 291-300, notamment p. 294-295.




Le premier rêve de Hoël

L'enfant voit son double : un adulte endormi

Pendant trois jours, Hoël garda la chaîne dans son sarrau et ne la fit voir à personne. Si parfois il se trouvait seul, il la tirait de son vêtement pour l'admirer, car bien qu'elle fût d'un métal noir, elle brillait comme verre et l'on avait beau la regarder de près, il n'était pas possible de voir par où le dernier anneau se joignait au premier, en sorte qu'elle paraissait n'avoir ni commencement ni fin. Mais ce qui ravissait l'enfant plus que toute autre chose, c'était qu'elle se réchauffât si vite dans ses mains; il se figurait alors qu'entre ses doigts remuait une créature vivante et que cette chaîne était fée. Une fois, il se la passa autour du cou et s'endormit au pied d'un rocher, et il fit un rêve dans lequel il vit un homme richement vêtu qui tenait la chaîne dans son poing. Jamais Hoël n'avait rien vu de plus beau que le long manteau rouge dont l'inconnu était couvert, ni de plus bizarre que le bonnet de toutes les couleurs que ce personnage portait sur la tête, et il jugea que ce devait être un seigneur pour s'habiller de la sorte, bien qu'il ne connût des seigneurs que ce qu'une vieille femme lui en avait dit, un jour, tout en filant sur le pas de sa porte.

Cependant, l'homme rouge considérait la chaîne d'un air attentif, et il fit ce que Hoël avait fait, c'est-à-dire qu'il se la passa autour du cou. Et comme l'enfant tout à l'heure, il s'étendit pour dormir, non certes sur la terre nue, mais sur un lit d'ivoire, dans une salle tendue de pourpre. Depuis qu'il était au monde Hoël n'avait connu d'autre demeure que la chaumière où logeaient ses parents et celles du village où ils allaient crier leur poisson. Pourtant, le lit d'ivoire et les rideaux de pourpre lui semblèrent familiers et il pensa même que ce manteau rouge lui revenait à la mémoire. Bien plus, il se dit que toutes ces choses lui appartenaient et que, d'une certaine manière qui ne saurait s'exprimer, il était lui-même cet homme étendu qui dormait. Or cette idée ne se fût pas plus tôt fait jour dans l'esprit de l'enfant qu'il se mit à faire les rêves de l'inconnu.

Il (1) rêva donc qu'il se trouvait dans une forêt sauvage où des branches monstrueuses semblaient se nouer les unes aux autres et s'entrelacer comme des serpents dans le feuillage noir; pas un rayon de soleil ne pénétrait sous cette voûte obscure, mais une lumière diffuse venue on ne sait d'où éclairait d'un jour incertain des plantes sinistres qui rampaient à la surface du sol, simulant dans leurs enroulements les luttes de bêtes visqueuses qu'on eût dites issues d'un marais. Et l'homme sentit son cœur qui battait, et le désir de retourner en arrière lui vint, mais il ne résista pas à un appel plus fort que sa crainte et poursuivit sa route. Bientôt, ses yeux s'habituant à la pénombre, il s'aperçut qu'il longeait une rivière dont les eaux ténébreuses coulaient sans bruit dans la forêt, et il allait d'arbre en arbre, foulant la terre avec horreur comme si elle eût frémi sous ses pieds. Et lorsqu'il eut marché ainsi pendant plusieurs heures, se retournant sans cesse pour voir si quelqu'un ne le suivait pas, il lui parut enfin que la lumière se faisait plus forte autour de lui et que l'eau dont il longeait le cours devenait transparente. Il alla encore un peu plus loin et découvrit tout à coup une cabane de paille tressée au milieu d'une clairière.

Un homme se tenait debout à la porte de cette habitation [...].

[...] (2)

— Et ensuite ? Ensuite, la mer en fera don à celui qui doit mettre cette chaîne à son cou pour accomplir sa destinée. Ce sera un enfant. Il vivra vieux sans tirer grand-chose de cette vie, mais la simplicité de son cœur rachètera en partie l'orgueil et la cupidité du nôtre.

— Et après lui ?

— Après lui, le désir de savoir et de posséder reviendra de nouveau dans l'âme de celui qui portera la chaîne, mais la fin ne tardera plus. Alors commencera le repos dans le sein de Dieu.

Comme le solitaire disait ces mots, son corps s'effaça peu à peu, puis son visage, et l'homme rouge éprouva une grande angoisse.

— Ne t'en va pas ! cria-t-il. Je voudrais encore savoir...

— Réveille-toi, murmura la voix du solitaire.

À ce moment, l'homme rouge fut tiré brusquement de son sommeil par le fracas d'un plat de cuivre qu'un esclave avait laissé tomber dans une pièce voisine, et il se dressa sur son lit d'ivoire en portant les deux mains à sa chaîne comme s'il eût craint qu'on ne la lui ravît. Mais il ne put se souvenir de son rêve et pendant un instant il crut que sa raison le quittait, car bien que la vision qu'il avait eue se fût éloignée de sa mémoire, il gardait cependant l'impression de s'être aventuré sur les confins d'une région interdite. Dans son trouble, il se frappa la poitrine et si fort qu'il en ressentit une douleur aiguë. Ce fut alors que Hoël s'éveilla à son tour, les doigts crispés sur la chaîne et la poitrine appuyée sur une roche dont une pointe lui froissait la chair.

L'enfant se frotta les yeux.

— J'ai rêvé, dit-il tout haut.

Et il essaya de se souvenir de son rêve, mais le grand hourvari de la mer brouillait tout.

Texte sous droits.

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