Gabrielle Roy

Alexandre Chenevert

Québec   1954

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rêve se situe au chapitre I de la première partie du roman.

Constamment tourmenté par les problèmes de l’humanité, Alexandre, protagoniste du roman et caissier à la Banque d’Économie de la Cité et de l’Ile de Montréal, a du mal à dormir. Une nuit, il ne parvient à fermer l’oeil que quelques minutes avant d’entendre la sonnerie de son réveil matin. Dans un rêve qui ne dure que quelques secondes, l’esprit d’Alexandre voyage d’un bout à l’autre de la terre.

Texte témoin
Alexandre Chenevert. Montréal, Stanké, 1979, p. 34-35.

Édition originale
Alexandre Chenevert, Montréal, Beauchemin, 1954.




1er rêve d’Alexandre Chenevert

La traversée du globe terrestre

Il était presque sept heures. Alexandre ouvrit ses mains aux paumes desséchées. Je ne dormirai pas, convint Alexandre. Il était comme soulagé. Il arrivait enfin, presque content, à cette quiétude morne que donne l’absence de toute espoir.

-- Je ne dormirai pas.

Alors, Alexandre perdit pied. Le vieux globe terrestre se remit à tourner, mais à une telle allure que la Grèce et le voisin aux lourdes bottines, les Juifs de Palestine et l’U.R.S.S. ne formaient plus qu’une seule image brouillée. Le Royaume de Dieu sera-t-il établi un jour sur terre? Ou sera-ce dans un autre monde seulement que les hommes ne se feront plus mal? L’interrogation se défaisait dans l’esprit d’Alexandre. Son individualité ne tenait plus qu’à un bouton qui manquait à son pardessus d’automne. Le fil avait dû se découdre complètement, se rompre. Alexandre se sentit couler à pic. Il dépassa les premières épaisseurs de la terre. Il atteignit des régions incomparablement sombres et reculées qui se situaient peut-être avant le déluge, avant même la séparation des eaux et de la terre. Sous des algues et des flots d’eau noire, il avait comme le souvenir qu’il eût dû chercher son parapluie. Puis sa bouche bâilla complètement; elle s’ouvrit, se pinça dans le mouvement lent et pathétique des branchies de poisson.

Le réveil sonna. Curieuse était cette petite voix irritante et futile de la terre résonnant jusque dans les profondeurs opaques où Alexandre, comme une infime parcelle détachée du chaos, commençait à s’agiter.

Madame Chenevert disait :

-- Tu dors dur, Alexandre! Dire qu’il se plaint de ne pas dormir! arrête-le, mais voyons, arrête-le donc!

Alexandre se dressa d’un bond, en sueur, l’air tout ahuri. Ces mots, à travers l’interprétation du sommeil, lui avait paru signifier : Arrêtez Alexandre Chenevert, mais arrêtez donc Alexandre Chenevert. Vous voyez bien; il va fuir; il va nous échapper; il va dormir.

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