Gabrielle Roy

Alexandre Chenevert

Québec   1954

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rêve se situe au début de la deuxième partie du roman, à la fin du chapitre XI.

Alexandre Chenevert, caissier à la Banque d’Économie de la Cité et de l’Ile de Montréal, éprouve énormément d’appréhension face au sort de l’humanité entière. Insomniaque et rongé par ses idées noires, il commet, après plusieurs années de service irréprochable à la Banque, une erreur de comptabilité.

Pour le guérir de son insomnie, un médecin lui suggère de s’isoler à la campagne. Angoisses humanitaires et tracas du quotidien s’enchevêtrent dans l’esprit d’Alexandre et ressurgissent dans son sommeil.

Notes
M. Fontaine : directeur de la Banque d’Economie de la Cité et de l’Ile de Montréal.

Texte témoin
Alexandre Chenevert. Montréal, Stanké, 1979, p. 207-208.

Édition originale
Alexandre Chenevert, Montréal, Beauchemin, 1954.

Bibliographie
Annette Saint-Pierre, Gabrielle Roy : Sous le signe du rêve.Saint-Boniface, Les éditions du blé, 1975, p. 35.




2e rêve d’Alexandre Chenevert

Le péril jaune

Il dormit beaucoup mieux cette nuit, pas tout à fait bien cependant. Son sommeil avait trop longtemps été craintif. Il pesait encore sur la conscience engourdie comme un temps volé à tout ce qui sur terre continuait à souffrir, à travailler.

Alexandre Chenevert rêva. Il était à la Banque d’Economie de la Cité et de l’Ile de Montréal. Sa lampe à col de cygne était allumée, le grand registre étalé sous ses yeux, et il comptait. Mais, au bas de chaque colonne, sa mémoire perdait le chiffre qu’elle aurait dû retenir. Alors il recommençait. Et, tout à coup, au lieu de dollars et de cents, ce qu’il était en train de compter, c’étaient des Chinois. « Qu’il n’en manque pas un, insistait M. Fontaine. C’est important qu’il n’en manque pas un. Le Receveur de l’impôt sur le revenu m’a demandé d’en faire le bilan. Pour Dieu le Père, vous entendez.» Mais c’était difficile de tenir le livre à jour. «Vous ne pouvez pas savoir, dit Alexandre, comme les Chinois meurent vite, se remplacent vite, avec leurs famines, leurs révolutions. Il faudrait me donner une additionneuse pour le dénombrement des hommes, et faut-il absolument tenir compte des Chinois? Il y en a tellement. Un de ces jours, ils vont se déverser sur la terre. Le péril jaune, vous savez! Ne serait-il pas plus humain de les laisser mourir de leur faim, puisque, plus tard, il faudra leur faire la guerre? »

Ses lèvres, ses mains, sa tête s’agitaient. A demi tourné sur l’oreiller, éclairé par le rectangle moins sombre de la petite fenêtre, son visage était souffrant.

Alors quelqu’un vint qui enleva le livre, le ferma et le jeta au loin dans le lac. Il y eut comme un petit floc. Presque aussitôt les rides du lac s’éteignirent.

Et puis, ce fut fini. Alexandre dormit comme il convient de dormir.

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